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Lièvre, la sentinelle des campagnes

Et si la pollution lumineuse avait un impact sur le lièvre ?

Depuis peu, les lumières s’éteignent dès minuit sur les hauteurs de Neuchâtel. Des biologistes étudient la réaction des lièvres et autres mammifères à cette diminution de la pollution lumineuse. Reportage.

Depuis peu, les lumières s’éteignent dès minuit sur les hauteurs de Neuchâtel. Des biologistes étudient la réaction des lièvres et autres mammifères à cette diminution de la pollution lumineuse. Reportage.

« Qu’elle est bonne cette fondue ! » Claude Fischer pose sa fourchette. Je retrouve le professeur en gestion de la nature attablé autour d’un caquelon avec Sandrine et Vincent, récemment diplômés d’un master en écologie. En cette fin février, un repas consistant permet de prendre des forces pour la longue nuit de terrain qui s’annonce !

J’accompagne les trois scientifiques pour suivre un itinéraire sillonnant le Val-de-Ruz sur une douzaine de kilomètres. Dans cette commune pionnière très étendue, l’éclairage est coupé entre minuit et 4 h 45 depuis 2020. C’est donc un laboratoire idéal pour étudier l’impact de la pollution lumineuse sur les mammifères.

Après un bref inventaire du matériel, il est temps de prendre la route. « Je commence au perchoir », annonce Claude. C’est donc lui qui prend place debout, à l’arrière du véhicule, le toit ouvrant au niveau du buste pour avoir une visibilité à 360°. Tour de cou et bonnet sur la tête, caméra thermique tenue fermement avec les gants, le voilà bien équipé.

Il est 20 h 20 lorsque nous commençons le trajet. Le tableau de bord affiche 7 °C. « Tu as de la chance, la dernière fois c’était -7 », s’amuse Vincent. C’est la troisième sortie de l’année. « Pour que l’heure du passage n’influence pas les résultats, nous faisons une fois le trajet dans un sens et la fois suivante dans l’autre », précise Sandrine. Dès que la caméra thermique identifie une source de chaleur dans un champ, le véhicule s’arrête. Si l’animal n’est pas identifiable, un rapide coup de phare lève toute équivoque.

« Renard à 9 h, 200 m ! », annonce Claude. Après avoir regardé ma montre, je comprends ma méprise. Ce n’est pas l’heure que le biologiste vient d’annoncer, mais la direction de l’animal ! 9 h, c’est à 90° à gauche du véhicule. Sur le siège passager, Sandrine renseigne chaque observation dans une application dédiée sur tablette. A peine avons-nous redémarré que l’on freine à nouveau. Un lièvre est repéré et deux autres traversent la piste, dans les phares de la voiture. « Ils bouquinent, j’ai l’impression », souligne Claude.

Dans les grandes cultures avec peu de bosquets, les observations sont rares. » Claude Fischer docteur en biologie, HEPIA Genève

LIèvres bruns
© Mark Hamblin / 2020VISION

Allons bon, des lièvres qui lisent ? Non, bien sûr ! Le bouquinage désigne le rut de l’espèce. « Le rythme de ces mammifères ne dépend pas de la température mais de la photopériode, autrement dit du rapport entre la durée du jour et de la nuit », avance le spécialiste. C’est notamment pour cela qu’il est intéressant d’étudier les conséquences de l’éclairage artificiel sur cette espèce.

Les discussions vont bon train, chacun raconte ses dernières observations : « J’ai vu une hermine trop chou cet aprèm, elle était encore toute blanche », s’enthousiasme Sandrine alors que nous approchons du village de Savagnier. Ici, c’est un chat domestique qui est repéré. « Dans cette zone avec de grandes cultures et peu de bosquets, les observations sont rares et… », Claude ne termine pas sa phrase : « Lièvre à 2 h, 150 m ! » Cette fois, je comprends que je dois regarder vers la droite. Mais à l’œil nu, impossible de distinguer quoi que ce soit.

Notre hypothèse, c’est que certaines zones ne sont pas utilisées par les animaux tant qu’il y a de l’éclairage. » Sandrine Wider collaboratrice scientifique

Parfois, il y a de fausses alertes. Les mottes sombres et certains cailloux, bien exposés au soleil en journée, restent un peu plus chauds que le sol environnant. Cela fait apparaître des taches claires au milieu des nuances de jaune et de violet sur l’écran de la caméra thermique. « Tu as averti la police ? », demande Vincent alors que nous quittons la route pour un petit chemin agricole. « Oui, et le garde-faune aussi », précise Claude. Il faut dire que notre manège pourrait éveiller les soupçons. Nous roulons à faible allure, proches d’habitations, et le faisceau de la lampe qui s’illumine de temps à autre est visible de loin.

Si je suis surpris de voir autant de lièvres, le score reste modeste pour les trois habitués. « Tu crois que la lune a un impact ? », demande Sandrine. Ce soir-là, elle est quasiment pleine. « Oui, je pense que les lièvres s’exposent moins », répond Claude. C’est un des biais potentiels qui sera à prendre en compte dans l’analyse des données. « Notre hypothèse principale, c’est que certaines zones sont évitées par les animaux tant qu’il y a de l’éclairage mais qu’ils s’y aventurent quand c’est éteint », développe Sandrine.

En perte de vitesse

En Suisse, le lièvre est présent dans le Jura, sur l’ensemble du Plateau et dans les milieux ouverts des Préalpes. Comme ailleurs en Europe de l’Ouest, les densités de population ont chuté à partir des années 1960, principalement à cause de l’intensification de l’agriculture. A cette époque, on dénombrait par endroits jusqu’à 60 lièvres au km2. Dans les campagnes helvétiques, on ne compte aujourd’hui plus que trois individus par km2 en moyenne. Or, selon le biologiste Claude Fischer, une population est vulnérable en dessous de six. Là où il est encore chassé, le nombre d’animaux pouvant être tués est limité. 1 941 lièvres bruns ont été tirés en 2020 contre environ 70 000 par an à la fin des années 1940. Aucun autre animal n’a atteint un tableau de chasse aussi important dans le pays.

Quel est l'impact de la pollution lumineuse sur le lièvre ?
© Andy Rouse / naturepl.com

« Il n’est pas certain que notre étude permette de constater un effet de la lumière sur l’activité des mammifères. En revanche, je suis persuadé que l’on pourra mettre en évidence l’influence de l’habitat sur la densité de lièvres. C’est évident qu’ils sont moins nombreux dans les zones avec peu de structures paysagères », ajoute Claude. « Les lièvres ont besoin d’une couverture herbacée tout l’hiver et de buissons ou de haies pour se mettre à l’abri », poursuit le spécialiste. Alors qu’une intense odeur de purin se fait sentir, le bruit d’un moteur semble s’approcher. « Attention tracteur, mets-toi sur le côté ! »

Après un bon moment sans observation, on s’arrête à nouveau, Claude a un doute depuis son perchoir. Jumelles dans une main, lampe-torche dans l’autre, Vincent valide l’identification d’un coup de phare : « C’est bien un renard ! Il doit être en train de chasser parce qu’il ne réagit pas du tout à la lumière. S’il était en déplacement, il aurait déjà pris la fuite, donc je ne vais pas l’embêter plus longtemps », dit-il en éteignant.

L’usage d’un phare seul ne permet pas de repérer les animaux à plus de 200 m et la caméra thermique ne dérange pas la faune, donc les deux outils sont complémentaires.

Soudain, une énorme tache blanche apparaît sur l’écran de la caméra, bien trop grosse pour que ce soit un animal. A la lueur du phare, un panache de fumée nous met sur la piste, c’est un tas de fumier qui chauffe ! Nous arrivons bientôt à la fin de notre périple quand nous surprenons douze chevreuils au beau milieu d’un champ. « On va terminer près de cette longue ligne de lampadaires, m’indique Vincent. A notre prochain passage, au cœur de la nuit, ils seront tous éteints. » Car après ce parcours de près de trois heures durant la période d’éclairage, un deuxième va suivre, cette fois dans une obscurité bienvenue. Bonne nuit, le lièvre !N.H.

Je suis persuadé que l’on pourra mettre en évidence l’influence de l’habitat sur la densité de lièvres. » Claude Fischer docteur en biologie, HEPIA Genève

L’oasis genevoise

Genève, paradis pour le lièvre ? Dans ce canton, jusqu’à 24 individus par km2 ont été recensés sur le territoire d’Arve et Lac en 2015. Comment expliquer le maintien d’une telle population ? Ce secteur a été à l’avant-garde, avec des méthodes agricoles moins nocives qui ont certainement favorisé le bossu. Le désherbage mécanique est préféré aux herbicides et des couverts d’herbes hautes sont maintenus durant tout l’hiver. Autre hypothèse évoquée, la gale du renard aurait été bénéfique en régulant ce prédateur. Mais dans d’autres régions où la maladie a fait davantage de dégâts, les lièvres sont tout de même peu nombreux. Enfin, l’absence de chasse dans le canton depuis 1974 pourrait aussi être propice à Lepus europaeus.

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Lièvre, la sentinelle des campagnes

Couverture de La Salamandre n°268

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 268  Février - Mars 2022, article initialement paru sous le titre "La nuit en question"
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