Les Alpes et leur biodiversité sont menacés par la chaleur
Ce n’est pas la montée des océans qui va submerger les Alpes… mais l’élévation des températures qui grignote cet archipel du froid isolé depuis 15 000 ans. Quel nouveau visage la montagne va-t-elle prendre ?
Ce n’est pas la montée des océans qui va submerger les Alpes… mais l’élévation des températures qui grignote cet archipel du froid isolé depuis 15 000 ans. Quel nouveau visage la montagne va-t-elle prendre ?
Les Alpes, la plus emblématique chaîne montagneuse d’Europe. Un majestueux arc de 1 200 km tendu de Nice jusqu’en Slovénie. Une barrière climatique majeure, un joyau de biodiversité et aussi le cadre de vie de millions d’êtres humains.
En général, plus on monte en altitude, plus la température chute, à peu près de 0,7 °C tous les 100 m. Ainsi, le relief alpin dessine-t-il un archipel du froid biologiquement isolé des étendues glacées du Grand Nord depuis la fin de la dernière glaciation. Actuellement, l’isotherme moyen du 0 °C en hiver, autrement dit la limite théorique entre la neige et la pluie, est à une altitude de 900 m (> carte ci-desous). Ce rivage théorique recouvre d’immenses étendues y compris l’ensemble des chaînes préalpines, les crêtes du Jura et celles des Vosges. Sans changement drastique de notre part, cette limite atteindra une altitude de 1 800 m en 2100, réduisant pour moitié l’étendue d’un archipel unique.
Les Alpes sont en danger. Et le bouleversement climatique est un énorme défi pour tous les habitants du massif, les hommes comme les libellules. Les arbres comme les papillons. Les oiseaux comme les petites fleurs. Pour essayer de comprendre ce qui se passe là-haut, la Revue Salamandre a interrogé de nombreux scientifiques. Et puis, elle s’est rendue là où bat le cœur des Alpes, à Chamonix, face au mont Blanc, pour interroger la chercheuse Anne Delestrade, fondatrice et directrice du CREA Mont-Blanc, le Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude. Voici ses réponses.
Altitude > 900 m Limite théorique moyenne entre la pluie et la neige en hiver dans les Alpes en 2019. En 1970, cette limite était à 600 m.
Altitude > 1 800 m Limite théorique moyenne entre la pluie et la neige en hiver dans les Alpes en 2100 avec une élévation de la température du globe de 4 °C (soit +7 °C dans les Alpes).
Découvrez les 16 plantes et animaux les plus menacés par le réchauffement des Alpes.
Anne Delestrade, nous sommes à Chamonix. Qu’est-ce qui est en train de se passer dans les montagnes tout autour de nous ?
Un réchauffement tout simplement deux fois plus rapide que la moyenne mondiale ! Depuis le début du XXe siècle, la température moyenne du globe a augmenté de 1 °C. Dans les Alpes, nous sommes déjà à +2 °C et cela s’emballe au rythme de +0,5 °C par décennie. En d’autres termes, une plante ou un animal qui veut ou doit rester dans les mêmes conditions de température devrait monter de 100 m tous les dix ans. Pour certains êtres vivants, c’est parfaitement jouable. Pour beaucoup d’autres, cela ressemble à la fin du monde.
Pourquoi ce rythme est-il deux fois plus rapide qu’ailleurs ?
Dans les Alpes, la hausse des températures induit une réduction des zones couvertes de glace ou de neige qui réfléchissent les rayons du soleil, alors remplacées par des roches sombres qui au contraire accumulent la chaleur. Ce phénomène amplifie le réchauffement, exactement comme dans l’Arctique. Et puis, nous sommes relativement loin des océans qui tamponnent le dérèglement climatique en absorbant une partie de la chaleur excédentaire.
Quelle influence cette élévation des températures a-t-elle sur la montagne ?
La durée de l’enneigement diminue, surtout au printemps, les glaciers disparaissent les uns après les autres, ce qui restreint encore les réserves d’eau tout en ouvrant localement de nouveaux territoires à la colonisation du vivant. Et puis, il y a la partie invisible, ce qu’on appelle le permafrost, autrement dit le sol gelé en permanence. Or, cette glace interstitielle, c’est le ciment qui tient debout nos montagnes. Ces vingt dernières années, le permafrost a disparu des faces sud du massif du Mont-Blanc jusqu’à une altitude de 3 300 m. En 2100, selon les scénarios les plus critiques, il pourrait complètement s’effacer de tous les versants exposés au sud. Dans un massif aussi vertical, cela aura des conséquences spectaculaires. Les grosses chutes de pierres de plus de 100 m3 se multiplient déjà et certaines voies d’alpinisme ont dû être fermées comme l’arête des Cosmiques qui arrive à la fameuse Aiguille du Midi. Ce symbole du tourisme chamoniard avec le téléphérique qui culmine à 3 842 m est évidemment très surveillé avec des capteurs dans le rocher. Mais on peut se faire du souci pour lui.
La neige se raréfie. Pour qui est-ce un souci ?
Pour les amateurs de sport d’hiver et les stations de ski, évidemment ! Egalement pour les végétaux qui bénéficient tout au long de la fonte d’un apport hydrique régulier réparti sur plusieurs mois. Et puis la neige, ce symbole du froid, c’est aussi paradoxalement un extraordinaire isolant thermique. Quantité d’animaux ont besoin d’un important manteau neigeux en hiver pour se mettre à l’abri du vent et des basses températures. On l’ignore souvent, c’est également le cas de très nombreuses plantes de montagne qui passent tout l’hiver en position iglou sous la neige. Et qui évitent ainsi les dégâts liés aux gels tardifs.
On parle beaucoup températures. Qu’en est-il des précipitations ?
Les changements observés jusqu’ici vont s’accentuer. Le réchauffement va rendre le régime des précipitations de plus en plus irrégulier et instable. Les épisodes de sécheresse se multiplieront, d’autant plus au sud de la chaîne alpine, tout comme les pluies et les chutes de neige violentes. Cette gestion des intempéries est un énorme défi pour les collectivités locales.
Comment les plantes et les animaux sauvages vont-ils réagir à tous ces changements ?
Ils réagissent déjà de deux manières différentes. D’abord, ils peuvent monter en altitude, mais plus on grimpe pour fuir le chaud ou suivre le froid, moins il y a de place, surtout avec un relief en forme de pyramide comme dans les Alpes. Prenons l’exemple de la renoncule des glaciers, une plante spectaculaire des marges glaciaires. Nos modélisations montrent qu’en 2100, il faudra monter de 1 200 m pour retrouver les conditions climatiques favorables à cette espèce. Cela implique une perte de 70 % de la surface disponible et donc une raréfaction de cette spécialiste des conditions extrêmes.
Les êtres vivants peuvent aussi s’adapter en modifiant leur physiologie ou en décalant leur rythme saisonnier. Beaucoup d’oiseaux migrateurs reviennent déjà une ou deux semaines plus tôt qu’il y a trente ans. Sur un site à 1 850 m d’altitude dans les Alpes suisses, une population de crapauds communs a avancé sa date moyenne de ponte d’un mois en vingt-cinq ans. C’est considérable !
En quoi ces décalages saisonniers sont-ils un problème ?
Face au dérèglement climatique, les plantes herbacées, les buissons, les arbres, les insectes, les oiseaux ou les mammifères ajustent tous leur rythme saisonnier ou leur répartition latitudinale à des rythmes différents qui dépendent des possibilités ou de la sensibilité de chacun. Cela multiplie les désynchronisations dans les écosystèmes. Vu la rapidité du changement, c’est potentiellement dévastateur.
Un exemple ? Imaginez une mésange qui cale le timing d’éclosion de ses jeunes sur le pic d’abondance d’un certain type de chenilles qui dépend lui-même de l’état d’avancement du feuillage d’un arbre particulier. Si les trois organismes réagissent au changement climatique à des rythmes distincts, ce qui est généralement le cas, les parents mésanges risquent d’avoir de gros soucis au moment où leurs jeunes auront le plus besoin de nourriture.
Alors, que va-t-il se passer ?
En fait, un grand nombre des espèces typiques des Alpes adaptées aux climats froids ne vont tout simplement pas réussir à suivre la rapidité du changement. Elles seront probablement submergées par des espèces bien plus banales de basse altitude. On peut s’attendre à de multiples extinctions et en même temps à la naissance de communautés inédites. Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est le fait que les milieux naturels abordent cette révolution dans un état dégradé. Beaucoup de plantes et d’animaux sauvages sont déjà stressés ou menacés par l’impact de l’homme et leurs habitats morcelés, ce qui réduit drastiquement leurs capacités à se déplacer.
Les Alpes vont donc perdre en biodiversité ?
En fait, la biodiversité va augmenter avec la progression en altitude d’innombrables plantes et animaux de plaine, y compris exotiques. Voyez la spectaculaire propagation du palmier chanvre au Tessin ! Hélas, parallèlement, le cortège des espèces emblématiques et typiques des Alpes va s’effacer des Préalpes et se raréfier jusque sur les plus hauts massifs. Ce qui sauvera peut-être certains, c’est la diversité des microclimats liés au relief.
Et votre totem, le chocard à bec jaune que vous suivez depuis trente ans ?
On pensait que des hivers moins froids et des printemps cléments favoriseraient ce petit corvidé… eh bien c’est faux ! Comme le montre notre suivi, cela accentue au contraire la mortalité des femelles, généralement plus petites que les mâles. Peut-être la pluie est-elle plus stressante que la neige ? Ou alors, cela peut être en rapport avec la désynchronisation d’une ressource importante pour cette espèce. Un sujet de plus sur lequel j’espère que nous trouverons des réponses.
Anne Delestrade répond aux questions de La Minute Nature
Le programme de sciences participatives Phénoclim
Anne Delestrade
- 1962 Naissance à Boulogne-Billancourt.
- 1988 S’installe à l’année au-dessus de Chamonix dans le chalet où elle a passé l’essentiel de ses vacances. Commence une thèse sur le chocard à bec jaune.
- 1996 Fonde le CREA Mont-Blanc, Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude, une ONG scientifique qui étudie les milieux d’altitude et associe à ses travaux le public et les collectivités locales.
- 2004 Lancement de Phénoclim, le premier programme de sciences participatives du CREA.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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