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Dans les Alpes, la grenouille rousse attend la fonte des neiges

En montagne, la grenouille rousse migre vers son lieu de ponte à la fonte des neiges, un déplacement vital pour sa survie. Mais le changement climatique et l’industrie du ski menacent cet amphibien, adapté à l’altitude. Reportage tout au bout de la vallée de Chamonix, face au massif du Mont-Blanc.

En montagne, la grenouille rousse migre vers son lieu de ponte à la fonte des neiges, un déplacement vital pour sa survie. Mais le changement climatique et l’industrie du ski menacent cet amphibien, adapté à l’altitude. Reportage tout au bout de la vallée de Chamonix, face au massif du Mont-Blanc.

La montagne hésite entre deux saisons. Sur le sentier qui grimpe en zigzag à travers une forêt d’épicéas et de sapins sur le versant sud du massif des Aiguilles Rouges, l’air embaume le printemps. En bord de chemin, des vrombissements montent des talus fleuris. A peine remises de leur hibernation, des reines bourdons, au vol erratique, cherchent un emplacement pour y fonder une colonie. Mais, à la limite supérieure de la forêt, changement d’ambiance. A 1 900 m d’altitude, à l’arrivée dans un cirque dont les aiguilles de gneiss marquent la frontière entre la France et la Suisse, une épaisse couche de neige recouvre encore le paysage. Le ciel est en accord avec ce changement de ton : d’épais nuages cachent brutalement le soleil, une tempête de grésil s’abat sur nos têtes. Dans la lande, où des mélèzes s’aventurent de manière disparate, c’est encore le règne de l’hiver.

Une grenouille d’altitude

En ce jour de mai, j’accompagne Colin Van Reeth, chercheur au Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude (CREA Mont-Blanc). Ce trentenaire pilote un suivi scientifique sur la ponte de la grenouille rousse dans le milieu alpestre. Il est accompagné par Bénédicte, une habitante de la vallée qui contribue en tant que bénévole à ce projet participatif. Objectif de la journée : visiter cinq lieux de ponte de la roussette, petit surnom de notre amphibien. A l’étage subalpin, cet animal très commun se reproduit nettement plus tard qu’en plaine où les têtards frétillent déjà dans les plans d’eau à cette époque de l’année.

Lancée en 2009, cette étude doit permettre de mieux comprendre comment le réchauffement climatique influe sur le cycle de vie de l’animal. La disparition des zones humides d’altitude menace l’espèce, et plus largement tout un écosystème. *«Ce qui nous intéresse avec les grenouilles, c’est de voir si elles souffrent de *l’assèchement du milieu. Pondent-elles plus tôt qu’avant ? Comment cela varie selon les altitudes ? Quel est le lien avec le changement climatique», s’interroge le chercheur chamoniard.

Après un hiver très sec, ce printemps a été particulièrement humide en Haute-Savoie. Les perturbations se sont succédé. Au-dessus de 2000 m, le manteau neigeux, très déficitaire en février, s’est considérablement épaissi. Sur les cinq sites d’étude identifiés par le CREA dans le cirque montagneux, seuls trois sont déjà à l’air libre. Les berges des deux autres zones humides recensées sont encore complètement recouvertes de neige. Les grenouilles ne peuvent donc pas encore y pondre leurs œufs.

Les grenouilles rousses pondent des amas de 3 000 œufs en moyenne. © Camille Belsoeur

Le risque du regel

Rana temporaria est une migratrice saisonnière. Elle se glisse dans un abri pour passer l’hiver, puis migre vers son lieu de reproduction de janvier à mars en plaine, mais beaucoup plus tard en altitude. La roussette peut parcourir jusqu’à 2 km pour s’accoupler et déposer ses œufs dans un point d’eau permanent. Elle est physiologiquement faite pour les biotopes montagnards. C’est tout simplement l’amphibien qui grimpe le plus haut sous nos latitudes.

On la retrouve jusqu’à 2 700 m. De quoi rendre jaloux des randonneurs touchés précocement par le mal des montagnes. Mais, là-haut, la météo rigoureuse incite la grenouille à réduire au maximum ses trajets migratoires.

«La montagne est un environnement dur, surtout pour des animaux comme les amphibiens, explique Etienne Boncourt, chercheur au CNRS et auteur d’une thèse sur la migration de la roussette. Ils n’ont pas intérêt à migrer très loin. Certains hibernent dans les plans d’eaux eux-mêmes. Au printemps, au fond de lacs alpins, on peut d’ailleurs parfois voir des cadavres de grenouilles. Elles profitent d’une température constante de 0 °C au fond de l’eau. Mais l’inconvénient, c’est que quand la surface gèle, il y a moins d’échanges gazeux et certains individus peuvent mourir asphyxiés.»

Nos semelles adhérentes ne sont d’aucune aide dans la neige de printemps. A chaque pas, nous nous enfonçons dans la croûte. Sauf Bénédicte, plus prévoyante. Elle a apporté ses raquettes. Cette retraitée, ancienne gérante d’un magasin de location de matériel de ski à Chamonix, connaît le coin comme sa poche. Elle fait la trace sur quelques centaines de mètres jusqu’aux berges déneigées d’un torrent. En scrutant attentivement la rive, nous dénichons des paquets d’œufs gélatineux.

Collés les uns aux autres, ils sont pondus dans des endroits abrités, là où le courant est plus calme. «Quand la neige fond autour d’un point d’eau, les grenouilles vont sortir de leur abri dans les dix à quinze jours pour pondre des amas de 3 000 œufs en moyenne. Elles rejoignent ensuite leur site d’alimentation estival»,
observe Colin Van Reeth.

Après une accalmie, de gros flocons s’échappent cette fois en abondance du ciel laineux. Un temps à ne pas mettre une grenouille dehors. Le changement climatique menace la survie de l’amphibien. Dans les Alpes, la hausse des températures est en moyenne deux fois plus rapide que dans l’hémisphère nord et fragilise sa reproduction. «Nous avons perdu trente jours d’enneigement depuis les années 1970 et on va perdre à nouveau un mois de neige d’ici trente ans dans le massif du Mont-Blanc. La grenouille pond dès que la neige fond, donc elle va pondre de plus en plus tôt. Ce qui peut représenter une opportunité. Leur durée

d’activité sera plus longue et elles pourront agréger plus de ressources. Mais cette précocité les expose beaucoup plus au risque de regel, mortel pour les œufs. C’est malheureusement ce que montrent nos études», analyse le chercheur du CREA.

Le chercheur Colin Van Reeth recense les zones de pontes avec Bénédicte, une observatrice bénévole. © Camille Belsoeur

Menace sur les zones humides

Hélas, ce n’est pas tout. La hausse du thermomètre a d’autres effets collatéraux. Sous l’effet de la sécheresse, les mares peuvent s’évaporer avant que les larves ne deviennent des grenouillettes, «soit le stade où le têtard est sorti d’affaire», dixit Colin Van Reeth. « En 2017 et 2022, nous avons vu un assèchement total avant que les larves n’arrivent à ce stade. Ces années-là, il y a eu un creux générationnel», poursuit le chercheur, tout en essuyant ses lunettes embuées par la neige qui tombe dru. En d’autres termes, aucune nouvelle jeune grenouille !

Nous sommes assis sur un tapis de genévrier nain. Des mésanges noires zinzinulent dans la grisaille. Devant ce tableau aux couleurs métalliques, difficile d’imaginer les dégâts infligés par les dernières canicules à la biodiversité locale. C’est bien connu, la neige camoufle tout. Le dérèglement climatique fragmente l’habitat de la roussette et risque de faire aboutir sa migration amoureuse sur des culs-de-sac poussiéreux. *«En 2020, on a publié un article *scientifique qui montre les effets de la sécheresse sur les zones humides. La fréquence d’assèchement des mares s’accélère. On surveille les pontes pour savoir si la population diminue. Nous faisons ce suivi depuis 2009, donc c’est encore un peu court pour évaluer avec précision les effets du changement climatique. Mais une chose est sûre: la montagne change à vue d’œil», juge Colin Van Reeth.

Pour avoir un panorama encore plus précis de la situation, j’ai contacté une autre chercheuse qui sillonne les zones humides alpines à longueur d’année. Marie Lamouille-Hébert est chargée de mission biodiversité et milieux aquatiques chez France Nature Environnement Haute-Savoie. Il y a deux ans, j’avais observé avec elle les effets des sécheresses à répétition sur l’habitat des libellules boréo-alpines. Cette fois, je lui demande son avis sur la grenouille rousse. «L’an passé, j’ai fait plein d’observations sur des mares sèches avec des œufs qui n’ont pas pu éclore. Les œufs ne résistent pas et meurent. Les amphibiens en général passent une grande partie de leur cycle de vie dans l’eau, ils sont très vulnérables aux sécheresses.»

Pour le cortège d’espèces inféodées aux points d’eau permanents, le salut vient peut-être «des nouvelles zones humides qui se créent avec le recul des glacier» , ajoute Marie Lamouille-Hébert. Une étude internationale de grande ampleur, menée par 15 scientifiques et parue à l’été 2021 dans la revue Biological Reviews, souligne cependant que face au changement climatique, la petite faune de l’eau ne parvient pas à progresser en altitude. Contrairement aux poissons évoluant dans les torrents, qui sont remontés en moyenne de 13 à 40 m par décennie selon les espèces. Cette stagnation altitudinale peut s’expliquer, selon les auteurs, à la fois par l’effet tampon que ces milieux aquatiques opposent au réchauffement climatique, et par la raréfaction des zones humides par la faute des activités humaines.

Un accouplement de grenouilles rousses au printemps. / © Luca - stock.adobe.com

Les dégâts de l’industrie du ski

Retour à notre randonnée. Nous avons entamé la redescente vers la vallée. Comme à l’aller, la météo change brusquement au moment où nous quittons le cirque. En observant le tapis neigeux s’arrêter net sur un détour du chemin, je me dis que les nuages doivent rester coincés une bonne partie de l’hiver sur les cimes maintenant dans notre dos.

Notre trio se détend. La discussion dérive sur d’autres sujets, avant de revenir immanquablement à notre grenouille. Bénédicte raconte que lorsqu’elle a fait construire sa maison dans la vallée il y a plusieurs décennies, aucune norme ne limitait l’avancée du bâti sur les zones humides. L’un de ses voisins avait ainsi comblé une mare, sans que personne s’en émeuve. Autre époque, autres mœurs, pourrait-on dire. Pourtant, aujourd’hui encore, des petits points d’eau sont bétonnés sous l’effet de l’étalement urbain.

«La majeure partie des zones humides sont inférieures à 1000 m2 . En France, elles ne sont pas répertoriées sous ce seuil, note Marie Lamouille-Hébert. On estime qu’environ 70 % des zones humides de montagne ont été détruites par les activités de l’homme et certaines continuent d’être dégradées par la construction de nouvelles infrastructures.»

Cette dernière information est si lourde de sens que je me permets une nouvelle fois de m’éloigner de notre marche – promis, on y revient dans quelques lignes – pour mieux comprendre à quel point les aménagements humains menacent la fragile biodiversité alpine. Dans les stations, les projets immobiliers et les extensions des domaines skiables réduisent l’habitat de la roussette et placent des obstacles sur ses itinéraires migratoires. Dans sa thèse, le chercheur du CNRS Etienne Boncourt a essayé d’évaluer comment les infrastructures liées à l’industrie du ski gênent les déplacements de notre amphibien.

Le bilan de son analyse ? En montagne, c’est la réduction de son habitat qui menace la grenouille, plutôt que les constructions disposées en travers de ses itinéraires : «*On ne trouve pas *particulièrement d’effets des aménagements humains, comme les pistes de ski, sur les déplacements des grenouilles. Ce qui est important, c’est d’avoir un réseau dense de zones humides pour permettre des mouvements de grenouilles dans le paysage. Or, ces zones humides sont soumises à un certain nombre de pressions, certaines liées aux stations de ski.» Sans surprise, sur les deux stations de ski qu’il a étudiées, Rana temporaria se dispersait moins que sur un troisième site vierge.

Des crocus apparaissent dans la prairie d'altitude. © Camille Belsoeur

La prophétie des grenouilles

Etienne Boncourt soulève un autre problème : le développement de nouveaux loisirs dans un périmètre plus large autour des stations. Ce qui mécaniquement empiète encore davantage sur le territoire de la faune locale. «Les stations de ski ont tendance à diversifier leurs activités, à favoriser le hors ski. La pêche fait partie de ce nouveau tourisme quatre saisons. Dans des lacs de montagne utilisés pour la pêche de loisir, il y a parfois des centaines de grenouilles *qui viennent se reproduire, avec des têtards de partout au bout de quelques semaines. Et puis, il y a un ensemencement de poissons pour la pêche et d’un coup, plus un *seul têtard.»

Si la grenouille rousse n’est pas encore globalement menacée, la superposition des activités humaines et des effets du changement climatique peut aboutir localement à sa disparition. Ceux qui ne tiennent pas en estime cet amphibien discret diront que le monde ne s’arrêtera pas de tourner avec quelques bestioles en moins dans nos mares. Et pourtant, le chant ronronnant de la grenouille rousse porte une prophétie. Comme elle, des centaines d’espèces alpines sont déstabilisées par l’emballement du thermomètre et par l’intensification des activités humaines.

«C’est démontré par la recherche : la grenouille rousse vit moins longtemps quand il fait plus chaud. Comme tout un cortège d’espèces alpines, elle tente de remonter en altitude, mais trop doucement au regard de la rapidité des changements en cours», prévient Colin Van Reeth.

A force de monter, les lagopèdes se retrouvent coincés sur les sommets. Mécaniquement, leur territoire se réduit. Le tétras-lyre souffre des passages de milliers de
skieurs à proximité de son igloo-refuge. Il se reproduit moins. Les libellules boréo-alpines voient leurs points d’eau nourriciers s’assécher. Elles disparaissent. Dans ce chaos, «les amphibiens représentent le groupe de vertébrés le plus menacé», déplore le chercheur du CREA.

Dans les paquets d’œufs que j’ai admirés avec Colin et Bénédicte dans les Aiguilles Rouges, les têtards qui parviendront à l’âge adulte se comptent sur les doigts d’une main. C’est le cycle naturel du vivant. Des prédateurs vont venir se servir de ces friandises riches en protéines, le gel va en tuer un certain nombre, puis le torrent en crue va en emporter encore d’autres. A nous humains de laisser une petite chance aux survivants.

Ce texte est issu de la Revue Salamandre, Hors-série n°2 : « Migrations, les voyages du vivant »

Couverture de La Salamandre n°HS02

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° HS02  Septembre 2023
Catégorie

Écologie

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