© Olivier Born

Cet article fait partie du dossier

Le froid espèce en voie de disparition

Un bivouac dans la neige et le froid

L’hiver glacé est nécessaire à l’été comme la nuit est complémentaire au jour. Immersion au cœur d’un monde du froid en sursis par une nuit de pleine lune.

L’hiver glacé est nécessaire à l’été comme la nuit est complémentaire au jour. Immersion au cœur d’un monde du froid en sursis par une nuit de pleine lune.

15 h 08

De jolies traces de chamois en travers du sentier. Ils étaient trois ou quatre et descendaient vers le sud-ouest sans trop se presser. J’aime déchiffrer les histoires des animaux sur les pages blanches de l’hiver. Suivre leurs traces, imaginer leurs faits et gestes. A vrai dire, chaque fin d’automne, je trépigne d’impatience comme un gosse en attendant la neige. Malheureusement, cette vieille amie arrive de plus en plus tard et ses visites sont de plus en plus courtes. En plaine c’est quasiment fini, je dois la poursuivre en montagne, toujours plus haut. Cet hiver que j’adore, il fond comme neige au soleil. Moi qui n’aime pas le chaud, je me sens à contre-courant avec le réchauffement climatique. Comme une espèce de fossile vivant.

15 h 52

Je grimpe dans la forêt en suivant plus ou moins un sentier qui zigzague entre épicéas et mélèzes, quelque part en Valais, à une quinzaine de kilomètres de Martigny à vol de gypaète. Depuis environ une heure, je marche en direction d’un haut plateau qui offre une vue imprenable sur les montagnes alentour. J’ai déjà bivouaqué il y a quelques années là-haut en plein hiver. Le réchaud, le caquelon, la fondue qui embaume l’air givré. Un renard au pelage somptueux est passé. Je lui ai lancé sa part de fromage. Ce soir, comme dans une gravure du peintre animalier Jacques Rime, j’ai rendez-vous avec la pleine lune. Avec elle, je vais dormir à un peu plus de 2 000 m d’altitude. Le ciel est clair, il fera froid, sans doute en dessous de -10 °C. Cela vous épate ? Aucun mérite ! J’ai du bon matériel avec lequel j’ai parfois dormi dehors jusqu’à -30 °C. Mes nuits les plus glacées, c’était dans le Jura, lors d’une de ces vagues de froid polaire qu’on n’est pas près de revoir. C’était il y a longtemps, en un millénaire révolu, quand la ronde des saisons tournait encore à peu près correctement.

16 h 21

Déjà le dernier rayon de soleil. Mon sac à dos pèse lourd, je transpire comme un bœuf. Petite pause pour boire une tasse de thé. Dans l’univers, c’est largement le froid qui domine. Les étoiles bientôt visibles ce soir ne sont que des bougies tremblantes dans un infini qui flirte avec le zéro absolu à -273 °C. Depuis l’explosion créatrice du big bang, le chaud est une rareté étincelante. Sur Terre, c’est un cadeau du soleil qui tempère une couche ultra-fine de l’atmosphère. Plus fine que la plus fine feuille de papier plaquée à la surface d’une orange.

16 h 29

Ce soleil à qui je dois la chaleur de ma vie vient de disparaître derrière la crête bleue. D’un coup, la température chute d’au moins 5 °C. Vite, bonnet, gants… et en avant ! J’aimerais bien arriver en haut avant la nuit complète. La physique décrit le froid comme un ralentissement des particules. A contrario, le chaud, c’est la sarabande des atomes. Une énergie qui danse au point de désagréger les solides en liquides et finalement les liquides en gaz. La glace fond au-dessus de 0 °C. Elle devient de l’eau, ce fluide transparent dans lequel la vie est née. Et à 100 °C, l’eau devient vapeur. Ces deux transitions définissent très précisément l’échelle des degrés centigrades. Et surtout, elles façonnent le monde tout autour de moi.

D’un coup, la température chute d’au moins 5 °C. Vite, bonnet, gants… et en avant !

16 h 42

Wouah la vue ! Je suis enfin sorti de la forêt. La reine des neiges ne doit plus être loin… Je chausse mes raquettes et continue. Traces de lièvres et d’un renard comme dans une fable de La Fontaine.

16 h 59

Derrière moi, le ciel a rosi. Je m’arrête sur une petite éminence, pose mon gros sac à dos. C’est le moment de faire mon lit. La housse étanche d’abord, puis le matelas gonflable, enfin le sac de couchage, mon cocon vital. Allez, dedans ! Etrange société qui surchauffe l’atmosphère en même temps qu’elle ne supporte plus le froid. Qui vit ultra-connectée à ses écrans sans plus de lien avec la météo, la ronde des astres et autres rythmes essentiels de la nature. Quand il fait 10 °C dehors, c’est la panique, on met trois pulls. Et on se réfugie dans des appartements surchauffés qui nous font attraper ce qu’on appelle par erreur des refroidissements. Bref, nous craignons plus que jamais le froid alors que c’est plutôt d’un excès de chaleur que vient aujourd’hui le danger. Les statistiques sont formelles. A force de canicules répétées, les humains mourront bientôt beaucoup plus en été qu’en hiver.

En attendant, moi je ne crâne pas ce soir. Sur cette belle montagne blanche, sans ma chrysalide technologique, je crèverais en quelques minutes. Respect pour l’hermine et le petit coq de bruyère qui dorment ici même toute l’année sans artifice.

© Olivier Born

17 h 16

La température chute encore. Toutes proportions gardées, cela me fait penser au photographe Vincent Munier et à l’écrivain Sylvain Tesson à l’affût des semaines entières par -35 °C dans le désert tibétain pour croiser le regard de braise d’une panthère des neiges. Sans doute est-ce leur climat glacial qui fait de ces étendues arides, désolées et poétiques les ultimes contrées sauvages à échapper encore à Homo modernicus. Je suis bien au chaud dans mon cocon, mais les mains et le visage piquent de plus en plus. Le réchaud glacé colle aux doigts. Briquet. Flamme. Eau chaude. Le miracle du feu, c’est ce qui nous a hissés pour le meilleur comme pour le pire au-dessus des bêtes, ce qui a permis à nos ancêtres de ne plus trop craindre les prédateurs. Pour moi, ce soir, le miracle du feu, c’est surtout une délicieuse chaleur qui descend dans le ventre. Jamais une polenta assaisonnée d’un peu de parmesan ne me fera le même effet divin à la maison ou dans un chalet. En fait, dans la vie, ce qui est intéressant, ce sont les contrastes. Y compris entre le froid et le chaud. Hélas, zéro sauna en vue…

La nuit allume un tapis d’étoiles dans le ciel. Stimulées par l’air froid, mes pensées m’emmènent sur les traces de sir Ernest Shackleton. Dans un livre incroyable publié en 1919, l’Anglais raconte la déroute complète d’une expédition censée traverser pour la première fois de part en part le continent antarctique. Pendant un an et demi, 28 petits hommes ont survécu au naufrage de leur bateau, à un hivernage sur la banquise puis à une errance en plein océan sur trois minuscules canots de sauvetage. Une équipée parfaitement insensée dont pas un seul n’aurait dû revenir. Mais en définitive, ce qui devait rester dans l’Histoire comme un ratage monumental s’est avéré un exploit unique car tous sont rentrés sains et saufs at home.

Je pense à ces héros… et je mesure ma chance à un détail capital. Contrairement à eux, j’ai encore les chaussettes sèches, archi-sèches.

17 h 49

Un petit texto à la maison pour rassurer la famille ? Impossible. Sonnée par le froid, la batterie de mon portable vient d’expirer. Libéré, délivré… Me voici seul, affranchi de tous ces messages qui encombrent la vie et contribuent tout autant à la surchauffe. Un bon récit au coin du feu à mon retour, ce sera mieux que tous les MMS du monde. Tiens, la batterie de ma caméra est morte, elle aussi. De toute façon, il fait nuit depuis plus d’une demi-heure. Je sors la lampe frontale. Pour écrire dans mon carnet, il faut enlever les gants, cela devient douloureux. Le froid que je suis venu chercher ici, sur ce haut plateau, est sec, vif, vivifiant. Tout le contraire du brouillard pesant qui englue trop souvent la plaine. Ce stratus humide qui affadit les couleurs de nos villes dans un gris déprimant.

Sur cette belle montagne blanche, sans ma chrysalide technologique, je crèverais en quelques minutes.

18 h 31

A l’ouest, dans la direction où le soleil a tout à l’heure disparu, une clarté irréelle descend peu à peu des sommets en illuminant les versants enneigés. C’est l’éclat de la lune qui provoque cette aube veloutée. Pour un moment encore, je suis couché dans l’ombre d’une rangée de sapins. Mais la lumière augmente, les étoiles s’effacent déjà peu à peu. Dans la nuit, dans le froid, il n’y a plus de place que pour les questions essentielles. Ai-je encore faim ? Aurai-je le courage de me contorsionner dans mon cocon pour mettre une deuxième paire de chaussettes ? Une bête va-t-elle passer dans la clairière ? A quoi joue la lune ? Et si je me levais pour une balade nocturne ?

19 h 17

La lune se fait désirer comme une belle amoureuse. Par instants, je devine des étincelles d’argent qui flamboient à travers les branches des épicéas.

© Olivier Born

19 h 28

La voilà ! Lune pleine sur neige immaculée. Eclats de cristal à perte de vue. Pureté sauvage d’un monde sans souillure. Voilà pourquoi j’aime le froid. Pour ce mariage onirique entre la lune et la neige. Pour ce mystère de la nuit et des bêtes invisibles. Pour ce silence d’un autre temps.
Un nouveau jour se lève en pleine nuit. Un jour secret, trésor de l’hiver. Sans couleurs mais avec une infinie douceur. Un jour de lune belle, pleine et ronde comme le ventre d’une femme à l’aube du neuvième mois. Elle monte lentement, très lentement. Quand pour la dernière fois ai-je pris le temps de contempler son élévation insensible dans le ciel ?

20 h 11

Une pensée pour les mésanges et les roitelets qui survivent ou meurent de froid juste à cet instant, serrés les uns contre les autres dans le trou d’un arbre. Une pensée aussi pour la banquise du pôle Nord, toujours plus fine, toujours plus rare. Quelques phrases de l’explorateur Emmanuel Hussenet me reviennent à l’esprit : « Exposées au rayonnement solaire, les glaces de mer de l’océan Arctique ont l’effet d’un miroir qui renvoie la chaleur dans la direction d’où elle vient et maintient le froid là où il doit être. Il faut en avoir conscience : l’avenir du monde tient à ce bouclier blanc qui coiffe le sommet de la Terre. »

20 h 42

Longtemps, longtemps, je déguste le spectacle en silence. J’ai l’impression que cela nettoie mon âme. Quel privilège, cette grande chambre à coucher nimbée de lumière. Ah, j’ai les paupières qui piquent. En quelques bonds, un lièvre passe au loin. Est-ce un vrai ? Un songe ? Je ne sais plus trop…

23 h 51

Réveil d’un œil. Il fait super froid. Je rabats le capuchon de ma housse pour protéger mon visage pourtant recouvert d’un bonnet et d’une cagoule thermique.

2 h 48

La lune se voile, décline puis s’évapore dans un ciel gris. La température remonte un peu. Au bout d’un moment, il se met à neiger. Trop beau !

Eclats de cristal à perte de vue. Pureté sauvage d’un monde sans souillure. Voilà pourquoi j’aime le froid.

7 h 11

Lumière du jour, quelques nuages, sucre glace sur ma housse, mon sac à dos, mes raquettes. Il n’a pas neigé longtemps. Je me redresse un peu. Dans mon thermos magique, le thé est encore chaud. En revanche, l’orange du petit déjeuner a gelé tout entière. Pas grave, il reste un peu de pain croustillant et de fromage glacé. Déjeuner ici au milieu de hautes montagnes, c’est la classe !

8 h 21

Les préparatifs du départ, c’est le seul moment un peu désagréable. D’abord parce qu’il faut se faire à l’idée de quitter ce pur paradis. Sortir du cocon. Mettre ses pieds dans des chaussures gelées. Soigneusement paqueter sac de couchage, matelas, housse. Avec les gants, je suis maladroit. Sans les gants, j’ai trop froid.

8 h 36

Fin prêt. J’abandonne mon lit blanc qui fond déjà au soleil. Le ciel s’est dégagé, les montagnes étincellent, une mésange chante en demi-tons. Dès les premiers pas, la vie circule et je commence à me réchauffer. Le mouvement anime, stimule. Le mouvement, c’est la vie. J’avance, j’ai des ailes et je décolle sur les traces des bêtes…

Ce soir, je dormirai enfermé dans une chambre chauffée. Ça va faire drôle.

Un bivouac dans la neige à revivre dans La Minute Nature.

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Le froid espèce en voie de disparition

Couverture de La Salamandre n°256

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 256  Février - Mars 2020, article initialement paru sous le titre "Mon ami le froid"
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