© Guillaume FRANCOIS

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La nuit du hibou grand-duc

Dans le Jura avec deux amoureux du hibou grand-duc

Suivons Guillaume François, photographe, et sa compagne naturaliste, Amélie Sabanovic, au cœur des reculées jurassiennes, dans leur quête pour observer le hibou grand-duc.

Suivons Guillaume François, photographe, et sa compagne naturaliste, Amélie Sabanovic, au cœur des reculées jurassiennes, dans leur quête pour observer le hibou grand-duc.

Amélie Sabanovic / Guillaume FRANCOIS - hiboux grands-ducs
© Guillaume FRANCOIS

Guillaume François, auteur photographe, et Amélie Sabanovic, illustratrice, sont deux amoureux de la nature vivant dans le Jura français. Autodidactes, ils ont à cœur d’utiliser leur art pour faire bouger les lignes, susciter l’émerveillement et mener des actions de préservation des espèces sauvages et de leurs habitats naturels. Le duo a poussé son engagement plus loin en cofondant l’association Je suis sensible. Ils publient chaque année un calendrier engagé pour la nature dont les droits d’auteur sont reversés à des associations. Guillaume est notamment l’auteur de Sentinelle, une monographie sur le grand-duc d’Europe, fruit de 800 affûts.

Passion partagée

14 février 2023, 18 h 30, près de Lons-le-Saunier (Jura). Alors que le crépuscule se dessine, quelques merles fouillent dans les feuilles mortes, en quête du dernier repas de la journée. D’autres chantent et leur note flûtée s’efface peu à peu dans la nuit. Amélie et moi dominons le cirque rocheux qui paraît vide. Le silence gagne. Ce soir, la météo est clémente, une légère brise frémit dans les branches. Lentement, notre ouïe commence à prendre le dessus sur notre vue. Nous allons devoir nous y habituer et tenter de voir avec nos oreilles.

Avec délicatesse, la nuit nous enveloppe et nous ne distinguons plus que les cimes des hêtres qui soulignent l’horizon. Le moindre son est amplifié : quelques troncs grincent et craquent, des cris remontent du fond de la vallée.

Sous les pas d’un animal que je présume de bonne taille, des roches roulent et s’entrechoquent en contrebas de la falaise sur laquelle nous nous trouvons. Des grognements de sanglier confirment très vite notre présomption. Les bruits qui nous entourent deviennent de véritables images sonores. Le cochon sauvage fouine sous les pierres qu’il retourne brutalement de son groin. Puis, un silence total s’installe. Tout semble suspendu, comme les prémices d’un événement secret.

À la seconde de ce moment si particulier, une vocalise annonce le monde de l’ombre. D’abord un profond « bouhou », puis deux. Dissimulés sous notre cache végétale, nous savourons ce moment d’intimité si singulier.

Amélie me serre fort la main. Subjugués par cette mélodie envoûtante, nous choisissons sans concertation de rester muets.

C’est notre première Saint-Valentin et le plus beau des cadeaux s’offre à nous : une rencontre avec l’âme de la nuit.

C’est notre première rencontre conjointe avec l’âme de la nuit.

Sérénade rupestre

La scène crépusculaire qui se joue est la parade du grand-duc. Deux voix se répondent. Celle du mâle propage ses notes chaudes à basse fréquence, amplifiées par l’enclave rocheuse. La note de la femelle, une octave plus aiguë, lui fait un timide écho. Ce couple converse sous les étoiles qui se dévoilent peu à peu. Leur mélodie sert à renforcer les liens.

Je ne décèle que la paroi sombre. Les sons vibrants résonnent dans la reculée et l’on pourrait croire que les roches chantent en harmonie avec les hiboux. Les arbres en contrebas sont semblables à des spectateurs silencieux et à l’écoute. On raconte que le chant des oiseaux agit comme un véritable engrais acoustique pour le végétal… Une chose est sûre, ce soir, ils font grandir nos cœurs émerveillés.

Ces notes mystérieuses réveillent en moi des mémoires archaïques. Je prends conscience qu’il y a plusieurs millénaires déjà, dans ces mêmes reculées, d’autres témoins préhistoriques étaient bercés par ces chants enivrants.

Que ressentaient ces hommes et ces femmes face à ce paysage sonore ? Les traits d’un hibou dessiné à la main dans la grotte Chauvet montre que les « bouhou » du grand-duc traversent les âges depuis au moins 30 000 ans. Et si, du fond des cavernes, des musiques et des chants humains étaient nés de l’imitation des grands-ducs ? Cette idée nous plaît.

Hibou grand-duc - Guillaume FRANCOIS
© Guillaume FRANCOIS

En route vers l’ombre

9 septembre 2023, 16 h 44. Sous un soleil puissant pour la saison, nous partons de Baume-les-
Messieurs, un petit village renommé pour son cadre somptueux et son abbaye. La chaleur écrasante du bitume et le brouhaha touristique nous poussent à fuir les lieux. Un ami d’enfance nous salue depuis sa maison qui donne sur la fontaine de la place centrale. Une mésange charbonnière accompagne notre départ de ses notes répétitives.

Nous longeons la route principale au pied des falaises abruptes, dont l’image se trouble avec la chaleur. Alors que les aboiements en provenance du village s’estompent, Amélie observe un joli papillon, le petit mars changeant. Un azuré passe à son tour, il nous manque quelques secondes pour l’identifier. Un silène, reconnaissable à sa large bande blanche qui traverse ses grandes ailes, semble flotter sur le vent chaud. Deux piérides le talonnent de près. La verveine commune, plante pourtant héliophile, finit de griller en bord de chemin.

Quelques hirondelles de rochers virevoltent dans leur élément. J’indique en chuchotant à Amélie la présence d’une bergeronnette des ruisseaux, un mâle marqué de sa gorge sombre. Sa poitrine jaune est éclatante au soleil. Le passereau trottine à la recherche d’insectes dans le lit désespérément asséché de la rivière… Nous continuons notre chemin en échangeant à propos du livre Le pouls de la Terre, d’Ernst Zürcher, qui nous a inspirés et nous invite aujourd’hui à caler notre marche sur le rythme de la nature.

Le balancier de la bergeronnette donne le tempo. Nous grimpons cette fois en direction des falaises. Les frondaisons offrent enfin le réconfort de leur ombre. Nous constatons avec tristesse que les plantes aux mille vertus que nous avions l’habitude de croiser ici ont été fauchées il y a peu.

Deux grands corbeaux rasent les falaises, leurs ombres sont projetées sur les parois, nous poussant presque à les croire plus nombreux qu’ils ne sont.

Toutes ces observations nous incitent à faire des pauses, à prendre le temps… Les sens en éveil, nous voulons tout voir et tout entendre en nous fondant dans le décor, inspirés par le grand-duc qui occupe nos pensées. Mais je n’ai pas l’acuité du hibou et je manque un faucon pèlerin qui traverse la vallée furtivement. Je ne le détecte qu’au dernier moment, juste avant qu’il ne s’efface derrière la crête en passant sur le plateau calcaire.

Tout en progressant à pas réguliers, je raconte à Amélie que j’ai suivi trois couples de hiboux dans ce secteur, durant plus de 800 crépuscules. J’ai voulu comprendre la vie de cet oiseau presque invisible, longtemps pourchassé par les humains. Ma rencontre fondatrice avec le géant de l’ombre a eu lieu en 2009, alors que je photographiais un paysage rougi par le soleil. Un hibou est venu se percher sur un vieux chêne, à 10 m de moi, observant tout autour de lui. Une relation intime était née et de nombreux affûts ont suivi, aussi périlleux que discrets.

Nous parvenons à un petit hameau où la première maison nous accueille avec une tête de sanglier monumentale plantée au-dessus de la porte d’entrée. Nous passons vite notre chemin…

Comme un coquillage qui chante la mer à l’oreille, ces reculées sauvages ont la voix du hibou.

Le vent sur les pierres

Nous longeons un grand muret où le lierre terrestre se faufile en abondance. Les lézards accueillent l’ombre comme une bénédiction. Nous empruntons un petit sentier dérobé derrière une chapelle. Le ton est donné, la pente est raide. Le chemin s’immisce entre les feuilles et les épines des ronciers. Le chant guttural des grands corbeaux nous accompagne toujours, j’aperçois brièvement leurs silhouettes sombres à travers la canopée. À l’image de ces maîtres du ciel, les mûres dont nous nous régalons sont noires et brillantes.

Nous aimons prendre le temps d’approcher les lieux que nous souhaitons rejoindre. Il aurait été plus simple de partir au dernier moment en voiture, mais ce n’est pas le rapport que nous entretenons avec le monde vivant qui nous entoure. Seule la lenteur offre le merveilleux que nous cherchons à partager ensemble. C’est donc seulement deux heures plus tard que nous parvenons sur le plateau à 500 m d’altitude. Le milieu change et le paysage s’ouvre. Un groupe de mésanges à longue queue traverse le chemin. Des sifflements roulés et aigus m’interpellent… Ce sont des guêpiers en migration vers l’Afrique !

Très hauts, ils demeurent invisibles dans le ciel azur. Nous fermons les yeux et nous laissons porter le temps d’un instant vers des contrées lointaines. Un petit vent frais nous ramène au réel.

Nous ne sommes plus très loin.

© Guillaume FRANCOIS

L’esprit de la nuit

Nous traversons des prairies bordées d’anciennes cabanes en pierres sèches. Un nuage d’argus bleus nous interpelle tandis que quelques buses chassent autour de nous. Comme une invitation, un épervier à la silhouette élancée file dans le bois. Nous le suivons. Une forêt de grands hêtres majestueux s’offre à nous. Les feuillus séculaires prennent tranquillement la couleur du soleil qui décline. Un liseré doré dessine leur contour. Ici, par chance, on les a laissé grandir. Nous contemplons l’un de ces grands sages depuis son pied jusqu’à sa cime qui paraît infinie. Souhaitons que cette forêt prospère avec force le plus longtemps possible ! Avec les dernières lueurs, nous arrivons enfin.

Le cadran de ma montre indique 20 h 01. Notre marche d’approche s’arrête ici. Une colonie d’hirondelles de fenêtre rougeoie dans le halo solaire à l’horizon. Nous nous calons derrière un rideau d’arbustes qui surplombe le canyon. Les conditions idéales sont réunies, à commencer par l’absence de vent.

Les sons graves à basse fréquence portent loin. La voix du hibou traverse l’épaisse forêt.

Dans la longue-vue d’Amélie, je scrute attentivement tous les détails de la roche. Les anfractuosités, les interstices, les vires, les promontoires… chaque lieu stratégique de cet habitat vertical est passé en revue. Je sais que l’oiseau est ici chez lui, qu’il se fond et se confond à merveille. C’est le maître des lieux. Est-il seulement présent ce soir ? Les certitudes ne font pas partie des quêtes naturalistes. La nuit engloutit les falaises et, par la même occasion, notre vision s’amenuise dans la pénombre. Une pipistrelle tournoie. Elle profite des moustiques attirés par nos corps chauds et chasse tout près de nous. Un murmure retient mon intention. Je mets mes mains derrière les oreilles pour mieux focaliser le son et nous retenons tous deux notre souffle.

Dans un réflexe presque vain, j’écarquille grand les yeux pour mieux voir. Un « oohu-oohu-oohu » retentit, une masse sombre et silencieuse fend les airs et se perche sur un vieux chêne accroché. Précisément celui sur lequel j’ai assisté, quelques années auparavant, à la sérénade d’une femelle suivie d’un accouplement. Une observation magique… Ce soir, nous avons l’impression que l’oiseau et son support vont tomber dans le vide. Nous ne sommes plus seuls, l’esprit de la nuit nous a rejoints.

Le regard d’ambre

19 septembre 2023, 9 h 55. Les choucas des tours se rassemblent et forment des cercles dans la reculée. Leurs « kiah kiah » explosifs résonnent contre la roche. Quel spectacle sonore ! Certains se posent au sommet d’un charme agrippé à la falaise. Un pic vert traverse la vallée, reconnaissable à son vol ondulé où alternent des ascensions avec battements d’ailes rapides et des semblants de plongeons, ailes fermées.

Ce matin, notre prospection diurne depuis le fond de la vallée est récompensée. Dans la longue-vue, je détecte un puis deux hiboux grands-ducs, gîtés à une vingtaine de mètres l’un de l’autre. Les rapaces suivent de leur regard d’ambre le bal d’un duo de grands corbeaux. La femelle, plus exposée, redresse spontanément ses aigrettes et plaque son plumage pour adopter une position troublante et mimétique.

Le mâle, plus abrité, garde une posture d’apparence flegmatique. Il me fait penser à un maître habité d’une sagesse infinie et en train de prier. S’il règne sans crainte la nuit, le grand-duc est plus fébrile en journée, où les rôles s’inversent et l’on voit le géant souvent harcelé par les corvidés et autres rapaces diurnes. Il est alors contraint de chercher une cachette sûre. Aujourd’hui, cependant, les corbeaux espiègles rasent les hiboux sans leur prêter attention.

Amélie réalise à quel point le plus grand rapace nocturne peut sembler minuscule dans les immenses vires. Et l’efficacité avec laquelle son plumage le dissimule à merveille dans les gris, les ocres et les ombres du calcaire. Notre vœu est de continuer à veiller sur les grands-ducs de cette vallée, pour que plus jamais ils ne disparaissent.

Cet article fait partie du dossier

La nuit du hibou grand-duc

Couverture de La Salamandre n°280

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 280  Février - Mars 2024, article initialement paru sous le titre "La nuit du grand-duc"
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