© Sébastien Barrio

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Raies, les ailes de la mer

A la recherche du diable de mer

Une cousine de la raie manta vole dans les eaux méditerranéennes, là, presque à portée de palmes ! Fin juin, une équipe de scientifiques partira pour la quatrième fois au large de la Corse sur la piste du diable de mer. Coulisses et enjeux d’un projet exemplaire.

Une cousine de la raie manta vole dans les eaux méditerranéennes, là, presque à portée de palmes ! Fin juin, une équipe de scientifiques partira pour la quatrième fois au large de la Corse sur la piste du diable de mer. Coulisses et enjeux d’un projet exemplaire.

Les yeux de Matthieu Lapinski brillent à la simple évocation de son animal fétiche. Et on le comprend ! Dans quelques jours, pour la quatrième année consécutive, le jeune écologue embarquera sur un catamaran dans le petit port corse de Pianottoli-Caldarello. Objectif de l’expédition ? Etudier le diable de mer. La plus imposante mais aussi la plus méconnue de nos raies est très menacée par les captures accidentelles, les microplastiques et une tradition de pêche massive au Proche-Orient. Le plongeur, spécialiste du milieu marin, préside l’association Ailerons depuis dix ans. « Pendant mon cursus universitaire, j’ai réalisé que les requins et les raies sont des orphelins de la recherche et des plans de conservation. Une idée reçue veut qu’il n’y ait plus grand-chose d’intéressant en Méditerranée… C’est faux ! »

Contre-courant

Manque d’études officielles ? Qu’à cela ne tienne, c’est la science participative qui prendra à bras-le-corps l’exploration des trésors de la grande bleue. Dès 2009, un réseau de bénévoles de tous horizons commence à consigner précisément ses observations de deux espèces mythiques : le diable de mer et le requin bleu. Et là, belle surprise ! De nombreux témoignages attestent d’une riche faune sous-marine entre Perpignan, Monaco et l’île de Beauté… et il est encore temps de tout faire pour la protéger.

L’association recentre alors son action sur le diable de mer, le représentant le plus spectaculaire de ce patrimoine. Mobula mobular, cette bête peu connue porte un nom savant qui marque son étroite parenté avec sa cousine tropicale géante, la raie manta océanique : Mobula birostris.

Samedi 19 juin 2021

Départ vers 18 h depuis le port de Pianottoli-Caldarello (Corse-du-Sud) avec deux catamarans : un de dix personnes chargées de poser les balises satellites, un de huit personnes missionnées pour faire des prélèvements génétiques.
Mer agitée, éclairs visibles au large. Forte tempête dans la nuit.

Extrait du carnet de bord de la saison 3

« Même si elle est deux fois moins grande que la manta, notre diable de mer peut dépasser 3 m d’envergure ! Je peux vous assurer que le public et les partenaires n’en croient pas leurs oreilles quand on leur dit qu’une telle créature nage au large de nos côtes. »

Pour le plongeur scientifique et militant, le charisme de cet animal est une chance pour soutenir la cause de l’ensemble de la biodiversité méditerranéenne. « Les poissons n’ont pas le même pouvoir de sensibilisation que les cétacés ou les oiseaux. Le diable de mer corrige un peu ce handicap. »

Se jeter à l’eau

Diable de mer Raies
© Sébastien Barrio

L’association Ailerons devient rapidement le principal fournisseur d’observations de diables de mer en France. Un savoir qu’elle met à disposition du Muséum national d’histoire naturelle dès 2014. « Avec l’accumulation des observations de l’espèce, nous avons très vite deviné qu’il se passait quelque chose durant l’été à l’ouest de la Corse », se souvient le jeune homme. Il fallait en savoir plus ! Une première expédition voit le jour en juin 2019 avec pour objectif de tester en conditions réelles la pose de balises satellites et les prélèvements génétiques. « Pour cette saison 1, les raies avaient sorti le grand jeu, s’émeut Matthieu, on a vu 108 individus, des parades nuptiales et des comportements de toutes sortes. » Mais la technique de marquage envisagée ne convainc pas le plongeur soucieux de déranger le moins possible les animaux. Pas de balise posée cette année-là.
Les enseignements de cette première expérience en matière de géographie, de conditions de navigation ou de moyens humains nécessaires sont très riches et font rêver d’une deuxième expédition.

Tout baigne

Les réseaux sociaux et les efforts de sensibilisation déployés par les membres actifs, étudiants, scientifiques et plongeurs qui font vivre Ailerons portent leurs fruits. En juin 2020, l’équipe repart en mer. Ni le Covid, ni la météo défavorable ne découragent les scientifiques. « La saison 2 a été un succès : soixante-deux heures d’observations pour 796 km de navigation entre le cap Corse et la baie de Propriano. Et surtout… une balise posée ! », s’exclame l’heureux biologiste. Explosion de joie sur le bateau, tout le monde pense aux secrets que livrera le petit bagage technologique temporairement accroché sur le dos d’un mâle de 2,20 m d’envergure.

Matthieu est fier d’expliquer l’éthique avec laquelle le projet se déroule. Tout est pensé écolo en matière de nourriture, de navigation et de déchets. Il plonge en apnée, juste avec des palmes. « Je suis plus agile ainsi et l’absence de bulles rassure les diables. Je n’utilise pas de harpon à gâchette, mais un système d’élastique inspiré d’une technique de pêche tahitienne à la fouëne. »

Lundi 21 juin 2021

Enfin des conditions acceptables. Les équipiers les plus matinaux profitent d’un groupe de dauphins bleu et blanc. On se répartit sur le bateau pour chercher aux jumelles le moindre signe de vie, nageoire, saut ou écume. On voit des poissons-lunes. Un goéland d’Audouin (> ci-dessus) nous suit et devient la mascotte du voyage . Nous l’appelons Raoul.
15 h 33 : nous découvrons nos deux premiers diables de mer.

Les grandes raies sont curieuses et se laissent parfois approcher comme des mammifères marins. C’est alors que l’opération de marquage peut débuter. « Il faut être tout près de l’animal, presque assez pour le caresser, précise le scientifique passionné. L’émotion de la rencontre ne doit pas prendre le pas sur l’objectif à ce moment-là. Le geste doit être sûr et la visée précise. Un mauvais angle et le dispositif rebondirait sur le cuir très résistant de la raie. » Pire, il pourrait se fixer à moitié et se décrocher prématurément.

Après quelques semaines d’enregistrements, le mouchard se décroche automatiquement et remonte à la surface pour livrer ses précieux secrets. « Le grand mâle a été bien plus mobile que nous le pensions. Il a parcouru 1 500 km en un mois, autour de la Corse, puis en Italie, avant de suivre un cap plein ouest. » (carte) Les Mobula ne sont pas des raies de fond mais de pleine eau. Du coup, pas étonnant que cet individu ait passé 90 % de son temps entre la surface et - 30 m. « Il a réalisé des plongées quotidiennes à - 200 m tandis qu’une vingtaine de ces virées ont atteint - 400 m. Et un record à - 680 m ! », s’émerveille Matthieu. Phases de repos, thermorégulation, utilisation des reliefs sous-marins pour migrer… les raisons de ces excursions en profondeur ne sont pas encore bien comprises.

Déplacements estivaux du diable de mer mâle équipé d’une balise financée par la Salamandre en juin 2021 au large de la Corse.
Déplacements estivaux du diable de mer mâle équipé d’une balise financée par la Salamandre en juin 2021 au large de la Corse.

Avis de tempête

Rebelotte en juin 2021 avec une équipe répartie sur deux catamarans. L’un d’eux est chargé des prélèvements génétiques, l’autre se focalise sur la pose de balises. L’expédition 2021 bénéficie de trois de ces coûteux outils de suivi satellitaire. Une aubaine qui décuple l’enthousiasme du groupe. Seulement voilà, dès le lendemain du départ, un coup de vent orageux redistribue les cartes. Au plus fort de l’événement, l’anémomètre est bloqué au maximum et les 50 nœuds – près de 100 km/h – sont dépassés ! L’équipage se relaie toute la nuit à la barre. « Nous avons fini par nous réfugier à l’abri d’une crique », se souvient Matthieu.

Une entrée en matière difficile qui va compliquer la semaine de mission… « Pour repérer les diables, nous passons l’essentiel de la journée, jumelles sur les yeux, à guetter la moindre écume provoquée par un animal. L’épisode tempétueux a malheureusement agité la mer pour plusieurs jours, compliquant beaucoup la détection de la faune. »

Mardi 22 juin 2021

La plus belle journée de la semaine. Les deux bateaux observent des raies. Bilan : une balise posée et quatre prélèvements génétiques effectués. Un succès qui se termine par un grand bain collectif. Un diable vient nous rendre visite pendant qu’on est dans l’eau ! Quelle espèce curieuse !

Ces contraintes n’entament pas l’assiduité et la persévérance des vigies. Dauphins bleu et blanc, puffins de Scopoli, goélands d’Audouin… les observations se multiplient dès le lendemain, alors que la météo s’apaise. « Dès que nous voyons des cétacés ou des oiseaux en pêche, on met le cap sur le secteur en espérant y trouver aussi des diables. La vie attire la vie, telle est notre devise ! »

A 15 h 33, le 21 juin, jour de solstice, l’été se fête avec la première apparition furtive de deux diables à l’arrière de l’un des bateaux. Plongeurs et photographes s’équipent aussitôt, mais les deux géants des mers disparaissent. Peu avant 18 h, un scénario semblable se reproduit avec un diable solitaire de passage éclair. Les bêtes mystérieuses ne sont pas loin, l’équipe y croit.

Plongeon gagnant

« Ce qui me marque le plus quand je nage parmi les diables de mer, c’est leur regard. Noir à distance, il devient gris-bleu en se rapprochant. Plein de vie et de personnalité, il m’évoque plus un mammifère qu’un poisson. » Le lendemain, 22 juin, Matthieu croise plusieurs fois les yeux troublants de ses protégés. A 17 h 40, le bateau qu’il occupe navigue tout près de quatre diables. Très vite il n’en reste que trois, probablement deux mâles et une femelle. Le plongeur s’équipe du modèle de balise à vie courte – trois mois – qui fournit des informations comportementales plus précises. C’est l’exemplaire financé par la Salamandre.

En apesanteur avec ses palmes, Matthieu réussit à fixer le précieux appareil sur un des mâles à 18 h 13. Pas le temps de souffler, le second voilier annonce un groupe de neuf raies à quelques miles de là. Vingt minutes pour les rejoindre. Vingt minutes de trop, le groupe a disparu. Trop tard pour poser une seconde balise, mais tout n’est pas perdu. Car l’équipage qui a repéré le plus gros groupe de diables de la semaine a eu le temps de faire plusieurs prélèvements génétiques.

Et maintenant, une année plus tard, en juin 2022, Matthieu Lapinski et ses coéquipiers s’apprêtent à honorer une quatrième fois le rendez-vous posé par ces raies si spéciales. Suivez les péripéties de cette expédition.

Mercredi 23 juin 2021

En milieu d’après-midi, un diable est vu à l’avant-bâbord du bateau. On le dépasse, mais il se place dans notre sillage. Alors qu’on s’habille pour tenter une mise à l’eau, la bête fait un salto ! La puissance dégagée par cet animal d’environ 2,5 m d’envergure est impressionnante. Il disparaît aussitôt. Pas de photo, dommage !

© Sébastien Barrio
Diable de mer
© Sébastien Barrio

Diable de mer, la série…

L’association Ailerons pilote l’opération Diable de mer depuis quatre ans.

Saison 1 (2019) : de nombreuses observations de raies, mais une technique de marquage non convaincante. Aucune balise posée.

Saison 2 (2020) : une balise posée, premiers résultats disponibles.

Saison 3 (2021) : peu d’observations, une des deux balises financées par la Salamandre est posée. Résultats en cours de traitement.

Saison 4 (2022) : départ ce mois de juin 2022 pour poser au moins cinq balises, dont une offerte par la Salamandre.

L'opération diable de mer est un des projets nature soutenus par la Salamandre.

Cet article fait partie du dossier

Raies, les ailes de la mer

Couverture de La Salamandre n°270

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 270  Juin - Juillet 2022, article initialement paru sous le titre "Pour l’amour du diable"
Catégorie

Sciences

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