La marmotte, une mascotte des alpages malmenée
S’il y a un animal populaire en montagne, c’est bien la marmotte. Autrefois persécutée, elle est aujourd’hui l’emblème touristique de nombreux massifs. Ce rôle d’icône menace-t-il son identité sauvage ? Enquête.
S’il y a un animal populaire en montagne, c’est bien la marmotte. Autrefois persécutée, elle est aujourd’hui l’emblème touristique de nombreux massifs. Ce rôle d’icône menace-t-il son identité sauvage ? Enquête.
Elle a du poil, une silhouette arrondie, des expressions faciales, se tient souvent sur deux pattes, manipule des objets et vit en famille… Tous ces traits morphologiques confèrent depuis longtemps à la marmotte une forte popularité à nos yeux. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle est exhibée dans les foires comme l’ours ou le singe, sa bouille de peluche n’y étant pas pour rien.
En France et en Suisse, des milliers de spécimens sont alors paradoxalement tirés pour leur viande et leur fourrure, ainsi transformés en mets, en couvertures et en manteaux. Toutes ces pratiques finissent par réduire les populations comme peau de chagrin dans certaines régions alpines, conduisant même à leur disparition de territoires entiers. Ainsi, pour éviter son extinction, elle est réintroduite localement : en 1883 dans le canton du Valais et en 1887 dans celui de Vaud, en Allemagne, en Autriche et en Slovénie.
En France, il faudra attendre 1948, où des actions de transferts de marmottes ont lieu pour que l’espèce recolonise certains alpages. C’est à cette même période qu’elle est importée hors de sa répartition naturelle. Dans les Pyrénées, par exemple, pour que l’aigle royal reporte sa prédation sur elle plutôt que sur les lièvres et les isards ! Le Massif central, et l’Ardèche bénéficient également de telles opérations jusqu’en 1972, puis le Vercors en 1974.
Conflits d’usages
La présence de marmottes ne fait pas l’unanimité partout. Consécutivement à la fin de leur chasse au cœur du parc national de la Vanoise dans les années 1960, les marmottes ont prospéré. Plus de 3 000 d’entre elles ont dû être déplacées par la suite pour réduire leur pression sur les prairies et les alpages. Ces expatriées ont alimenté les divers projets de renforcement de population de l’arc alpin.
Un fort capital sympathie ne garantit pas une vie sans histoires. La densité importante du mammifère fouisseur crée encore des différends. « Les roches sorties par les marmottes peuvent abîmer les outils de fauche. Les trous creusés dans les pentes sont susceptibles quant à eux de renverser les tracteurs ou de blesser les pattes des troupeaux », explique Laurent Charnay, chef du pôle connaissance et gestion au parc national de la Vanoise.
L’herbe qui pousse sur la terre excavée par les marmottes serait également d’une composition peu favorable à la qualité du pâturage, du lait et donc du prix de vente. « Une étude réalisée en interne indiquait un impact de l’ordre de 2 à 3 % », précise Laurent Charnay.
Sur les 54 000 ha du parc, près du tiers serait concerné par de tels impacts. Pour autant, les contestations d’agriculteurs sont très hétérogènes, certains ne se plaignant pas du tout de la présence du grand rongeur. « Est-ce qu’il y a moins de marmottes à certains endroits, ou est-ce que le rapport au sauvage est différent en fonction des localités ? », s’interroge ouvertement Laurent Charnay.
Ces dernières années, le parc essaye d’accompagner les exploitants agricoles qui témoignent de difficultés. En 2023, l’espace naturel protégé a réalisé un chantier avec des étudiants et ces professionnels pour exporter les roches hors des alpages concernés.
En partie controversé, le déplacement de marmottes n’est par ailleurs plus d’actualité depuis 2012 dans la Vanoise. «On a mesuré une efficacité temporaire comprise entre six mois et trois ans avant que les zones favorables ne soient occupées à nouveau, rapporte l’agent du parc. Même si l’effet est temporaire, nous avions tendance à considérer positivement cet effet psychologique et social pour le monde agricole.» Christophe Bonenfant, chargé de recherche au laboratoire de biométrie et biologie évolutive de Lyon (LBBE) s’interroge quant à lui sur le devenir de ces marmottes : « Ce sont des animaux territoriaux et sociaux, il faut déplacer tout le groupe, et si le nouveau territoire est occupé ils n’arriveront pas à s’installer. Creuser des terriers prend également du temps et de l’énergie. Il y a donc des chances que les individus déplacés n’arrivent pas à s’implanter.» Les études sur le taux de réussite de ces actions font néanmoins défaut.
Toujours en ligne de mire
La marmotte alpine est protégée en France depuis la convention européenne de Berne de 1979, mais elle reste chassable car inscrite à l’annexe III qui précise les conditions de prélèvement. Elle mentionne que toute exploitation de l’espèce est possible moyennant le maintien de ses populations hors de danger. En Suisse, l’espèce est également tirée, à l’exception de certains cantons comme celui de Fribourg, où elle est strictement protégée.
Aujourd’hui, en Suisse, entre 5 000 et 7 000 marmottes sont abattues chaque année pour leur viande, ainsi que pour leur graisse, utilisée depuis des décennies pour fabriquer des huiles et pommades. Ces produits issus d’usages thérapeutiques traditionnels sont toujours commercialisés aujourd’hui sans qu’aucune étude médicale indépendante n’ait prouvé leurs bienfaits.
L’impact de cet usage n’était pas anecdoctique et a tout de même mené à l’abattage de 16 000 bêtes en 1944. Par ailleurs, Marmota marmota est notamment régulée dans des secteurs où elle pose problème. Cela a par exemple été le cas en 2018 à Zermatt, lorsque des marmottes sont descendues dans les habitations du village ainsi que dans les champs d’agriculteurs, provoquant divers dégâts. Dans l’Hexagone, 1 000 bêtes sont tirées annuellement de façon légale, mais plus confidentielle.
L’Association Justice Animaux Savoie (AJAS) milite pour un arrêt de la chasse pour des raisons éthiques.
« Cette pratique est contestable et impopulaire auprès du public et même de la plupart des chasseurs, déclare Pauline di Nicolantonio, présidente de l’association. L’argument de la tradition perdure, ainsi que celui de l’aide aux agriculteurs. Certains chasseurs ne veulent pas renoncer à cette pratique, car ils craignent de perdre le droit de tirer d’autres espèces par la suite. »
En 2022, l’AJAS a lancé une pétition qui a récolté 85 000 signatures à ce jour. Cette activité continue d’être autorisée dans certaines préfectures, comme en Savoie. «Chaque année, il y a une consultation publique suite à la sortie du plan de chasse. Il finit par être validé, et notre association attaque l’arrêté préfectoral. Il n’y a pas de quota, les chasseurs doivent déclarer les prises durant les deux mois autorisés, de septembre à novembre.» Outre l’argument éthique, l’AJAS déclare s’appuyer sur un fond scientifique. « C’est une espèce impactée par le changement climatique », rapporte Pauline di Nicolantonio.
Passoire thermique
Plus de trente ans de données montrent que le changement climatique semble bien avoir un effet négatif sur les familles de marmottes. «Les hivers sont moins rigoureux et la hauteur de neige qui recouvre le sol est moins importante, ce qui isole moins les terriers des températures extérieures négatives», analyse Christophe Bonenfant, chercheur au LBBE. Son équipe et lui étudient les marmottes dans la Réserve naturelle nationale de la Grande Sassière, en Savoie, depuis les années 1990.
Ce protocole apporte des informations sur la survie des individus en fonction de leur âge, sur leur état physique et leur statut social, sur la structure des familles, etc. La consommation d’énergie au maintien d’une température viable pendant l’hibernation est ainsi plus élevée. «Ces résultats sont confortés par le fait qu’on observe des marmottes en moins bonnes conditions physiques à la sortie de l’hiver», ajoute-t-il. Selon les travaux du LBBE, l’abondance des marmottes étudiées chute en moyenne de 2 % par an depuis les années 1990.
« Ces changements climatiques ont un impact particulier sur la survie des marmottons, ce qui joue un rôle sur la taille des familles. Les individus subordonnés ont moins tendance à rester dans le groupe, car il y a moins de jeunes à élever », ajoute le chercheur. Les individus subordonnés mâles jouent un deuxième rôle important dans l’équilibre familial. Ils se réveillent plus souvent que les autres et contribuent à réchauffer le groupe durant l’hibernation. Leur absence diminue ainsi la chaleur du terrier… ce qui joue à nouveau sur le taux de survie des jeunes. Effet boule de neige…
Autre point mentionné par le chercheur, « les divorces entre couples dominants sont également plus fréquents, ainsi que les changements de mâles dominants.» En 2022, Sven Buchmann, chargé de recherche au parc national Suisse, a conduit une étude dans le canton des Grisons et ses conclusions vont dans le même sens. Il montre également que pour pallier les effets du changement climatique, les marmottes monteront en altitude en perdant logiquement des surfaces de prairies. Les pentes pourraient devenir moins favorables.
Ces résultats sont également valables pour de nombreuses autres espèces de montagne, comme les lagopèdes ou les lièvres variables. À ces changements globaux dus aux activités humaines s’ajoutent d’autres écueils aux effets bien plus rapides sur la santé de la coqueluche des alpages.
Danger mignon
Peu farouches, les marmottes sont très appréciées des touristes. Mais cette popularité est un véritable danger pour la santé des gourmandes qui vivent à proximité de sites fréquentés. À Eygliers, dans les Hautes-Alpes, «les marmottes voient tellement de passages de promeneurs qu’elles sont devenues des animaux de zoo. Elles sont nourries et ne sifflent plus à la vue de chiens», rapporte Annette Lebreton, secrétaire de l’Association pour la protection, l’étude et la valorisation des marmottes (APEVM), créée en 2011 pour préserver les marmottes de ce site très touristique. Une bonne éducation canine ne fait pas tout et certains canidés restent bel et bien des prédateurs pour les marmottes, notamment les chiens de protection des troupeaux dans les alpages.
De plus, personne ne sait si cette perte de vigilance induite peut aussi atténuer celle qui serait nécessaire face à un loup ou un renard. « On a perdu 20 marmottes durant une année, certainement à cause de ce phénomène d’habituation », ajoute Annette Lebreton. Si elles sont plus vulnérables à la prédation, elles sont aussi sensibles aux maladies liées à une mauvaise alimentation. *« Les gens leur donnent du chocolat, du sucre… ce qui les rend diabétiques et les fait peler, précise la secrétaire de l’association qui rappelle que le nourrissage d’espèces protégées est interdit. *Même les carottes et les pissenlits déséquilibrent leur bol alimentaire lorsque les touristes en proposent en grande quantité.» En conséquence, les rongeurs rentrent plus maigres en hibernation ou avec une graisse moins qualitative.
En temps normal, ils sont friands d’une diversité de plantes comme la réglisse des montagnes ou le fenouil des Alpes, deux espèces à haute teneur en oméga 6 qui permet l’accumulation de réserves particulièrement importantes.
Malgré les panneaux et la surveillance de gardes dans les espaces protégés, ces comportements se sont répandus sur les chemins faciles d’accès. C’est par exemple le cas dans la réserve naturelle de la vallée d’Eyne, dans les Pyrénées. « Il y a toujours eu des marmottes à proximité des sentiers depuis leur introduction, mais elles gardaient leurs distances avec les passants. Depuis cinq, six ans, en avril et mai, la neige fond plus vite. Les randonneurs peuvent ainsi aller plus loin et plus tôt dans la montagne, déclare Sandra Mendez, conservatrice de l’espace protégé pyrénéen. C’est la période où les marmottes sortent d’hibernation, elles sont léthargiques, elles ont faim… des randonneurs prennent des photos de très près et les nourrissent.» Face à ces agissements, les agents de la réserve ont mené des actions de sensibilisation. « On a même vu des photos avec des marmottes dans le sac ou sur les genoux des randonneurs… », souffle Sandra Mendez.
Pour la conservatrice, il y a également un phénomène post-Covid qui a amené de nouveaux usagers en quête de nature, parfois peu au fait des bonnes attitudes à adopter en montagne.
Aucune estimation du nombre de marmottes n’existe en France et en Suisse. Selon les experts, le rongeur n’est pas menacé à grande échelle, bien que ses interactions avec les humains soient encore source de controverses. Sous ses allures de peluche qui fait l’unanimité, la marmotte n’en reste pas moins une figure du sauvage. Et si l’on rangeait la perche à selfie lors de nos prochaines randonnées ?
Le saviez-vous ?
Sans frontières : En Mongolie, la marmotte est consommée pour sa viande dans un plat appelé boodog. C’est un des plats phares des fêtes locales. Une ancienne tradition mongole prétend que la viande crue et les organes internes de l’animal fraîchement tué renforcent la santé. Une absence de cuisson responsable de la transmission de la peste bubonique mettant parfois certaines régions – où la maladie n’a jamais disparu – en quarantaine.
Influenceuse : Pic des marmottes, hameau de la marmottière ou de dormillouse, qui signifie animal qui dort en provençal, la marmotte s’est fait une place dans la société humaine. Elle figure dès le XVIIIe siècle dans des récits populaires et des chansons, inspirant Beethoven et Goethe qui lui ont consacré un lied. Peluches, pubs de tisanes ou de chocolats, emblèmes de stations de ski, son image rapporte gros. Ainsi, en 1994, la valeur économique de la présence des marmottes était estimée à 40 fois l’effort financier de réintroduction et de protection de l’animal.
Identité régionale : Jadis, les nombreux migrants saisonniers savoyards voyageaient dans toute la France, la Suisse romande et certaines autres parties de l’Europe. Ils capturaient et dressaient les jeunes marmottes à donner un spectacle. Elles représentaient une source de revenu modeste et une compagne de voyage. C’est pour cette raison que les Savoyards furent parfois appelés marmottes.
Langue maternelle : Le mot Marmota viendrait du mot marmotter, une variante de marmonner. Ce mot est apparu suite aux observations des lèvres de l’animal qui ronge les végétaux. Une origine commune viendrait aussi du fait qu’elles sont réputées avides de lait maternel qu’elles boivent en faisant une sorte de murmure de contentement.
Le jour de la marmotte : Le 2 février, jour de la Chandeleur, la tradition nord-américaine veut que l’on observe le terrier de la marmotte. Si elle sort sans distinguer son ombre parce que le temps est nuageux, l’hiver laissera bientôt place au printemps. Au contraire, si l’animal aperçoit son ombre parce que le temps est clair, il sera effrayé et se réfugiera sous terre. L’hiver continuera alors pendant six semaines supplémentaires. Une étude du Service météorologique du Canada, menée sur trente à quarante ans dans 13 villes, montre que la validité de cette prévision n’est que de 37 %. Ce folklore a inspiré un célèbre film avec Bill Murray.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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