La face cachée du film sur le poisson-lune
Pourquoi pas un documentaire sur le poisson-lune ? Au départ, l’idée avait des allures de blague. La Salamandre en a fait un défi. Carnet de bord de la réalisatrice Sacha Bollet sur un tournage difficile entre France et Espagne.
Pourquoi pas un documentaire sur le poisson-lune ? Au départ, l’idée avait des allures de blague. La Salamandre en a fait un défi. Carnet de bord de la réalisatrice Sacha Bollet sur un tournage difficile entre France et Espagne.
Sacha Bollet & Benoît Demarle
Respectivement journaliste et biologiste, Sacha Bollet et Benoît Demarle se sont rencontrés en formation de cinéma animalier. Ils travaillent ensemble depuis 10 ans au sein du collectif de réalisateurs Le Gobie. Leur objectif : fabriquer des films qui sensibilisent à la protection de la nature… et passer un maximum de nuits à la belle étoile. Ce film, chaque cinéaste sous-marin en a rêvé au moins une fois dans sa carrière. La rencontre avec le poisson-lune ne laisse en effet aucun plongeur indifférent, tant il est gros et étrange. Toutefois, ces brefs contacts avec les humains sont si rares et imprévisibles qu’il est difficile de planifier le tournage d’un film. Mon compagnon Benoît Demarle et moi-même, nous nous sommes dit : « Ce challenge est pour nous ! »
Un matin d’avril
Nous habitons près de Marseille et la Méditerranée est à 50 mètres de notre maison. Pendant le tournage, nous sommes très souvent rentrés bredouilles de nos plongées, mais parfois aussi la chance nous a souri. J’ai été particulière–ment marquée par un matin d’avril à Moyade, l’un des îlots les plus au large des Calanques. Ce jour-là, nous accompagnons Sébastien Tinard, moniteur de plongée qui connaît chaque gorgone par son prénom.
Les rayons du soleil, encore bas à l’horizon, ne pénètrent pas au-delà des premiers mètres sous la surface. Balayée par le mistral des derniers jours, l’eau est froide. Et la visibilité très mauvaise à cause des particules en suspension. Je colle aux basques de Sébastien pour ne pas le perdre. Il plonge à pic. Trente mètres, puis quarante-deux. A cette profondeur, je sais que nous ne pouvons rester qu’une dizaine de minutes.
Nous survolons une falaise sous-marine. Les gorgones bleues déploient leurs branches en raquette, à l’image de petits arbres plantés à l’horizontale dans la roche. Je scrute le bleu profond à la recherche de l’étrange silhouette des poissons-lunes. Sébastien longe le tombant, puis commence à remonter un peu. L’azote s’emmagasine dans notre organisme. Nous allons devoir faire des paliers de décompression pour l’éliminer avant de pouvoir regagner la surface.
Fantôme des profondeurs
Sur un replat de sable, au-dessus de la falaise, je distingue une forme ronde et blanche. Fantomatique. Une roche plus lisse et régulière que les autres ? Je m’approche et devine très vite un gros œil qui me fixe. Je n’aperçois pas encore ses contours, mais j’en suis sûre : c’est un poisson-lune.
Sébastien se pose sur le sable, à distance. Je remonte furtivement, et m’approche en filmant. Je tremble, je bafouille dans mon détendeur. Se stabiliser. Faire le point. Je ne vois rien dans le minuscule écran de contrôle. Des milliards de particules en suspension me séparent du géant.
Wouah ! Il fait au moins un mètre vingt de haut en bas. Le blanc qu’on apercevait de loin, c’est sa gorge. La bouche ouverte, tourné vers la surface, le poisson-lune se fait déparasiter par des girelles et des labres. Il ne me quitte pas de l’œil. Je m’immobilise à quatre mètres de lui. La séance de nettoyage se poursuit. Dans l’écran de ma caméra, le gros poisson se soulève et fonce droit sur moi sans avoir l’air de nager. Son œil me dévisage sans énervement, mais avec insistance. Ce n’est pas un regard de poisson, ça ! On dirait la mirette d’un poupon géant, très mobile dans son orbite.
Le mastodonte passe à un mètre de moi et retourne se poster exactement à l’endroit où il était. Les petits nettoyeurs reprennent aussitôt leur besogne. Deux minutes s’écoulent. Le Mola fait un nouveau tour d’observation. Il nous tient toujours à l’œil. Nous n’avons pas bougé d’un cil mais, cette fois, quelque chose semble lui avoir déplu. Ses deux grands avirons verticaux se mettent à battre. Le poisson file et disparaît dans l’immensité bleue.
Avec Sébastien, nous nous faisons des signes de victoire et d’émerveillement. Je pense enfin à vérifier ma consommation d’air : il est largement temps de rentrer !
Parmi les barracudas
En remontant, un banc de cinquante barracudas tourne à quatre mètres sous la surface. Certains sont longs comme ma cuisse et plus épais encore. Petit à petit, je me retrouve en plein milieu du groupe qui se referme sur moi.
Les barracudas ne montrent aucun signe d’inquiétude ni d’agressivité. Ils me tournent autour avec curiosité. Je pourrais les toucher en tendant le bras, ce dont je me garde bien. Je savoure cet instant suspendu. Mes paliers de décompression terminés, je constate que ma bouteille est quasiment vide. Heureusement, nous regagnons la surface.
Du sang sur le pont
Quelques semaines plus tard, Benoît et moi nous rendons dans le village de La Azohia, en Espagne, où selon nos informations les poissons-lunes se comptent par centaines au début du mois de juin.
Bâtiments blancs et jaune poussière. Champs de cailloux et mer turquoise. Un minuscule quai en béton figure le port. Ce village de pêcheurs a la particularité de posséder l’une des dernières « almadrabas » d’Espagne, soit l’équivalent des madragues installées en France jusqu’au début du XXe siècle. Ces filets fixes, déployés à la sortie des baies, permettent de capturer les poissons migrateurs comme les thons. Ils sont guidés dans une série de nasses de plus en plus étroites jusqu’à la chambre de la mort où ils sont piégés.
Nous avons tenté plusieurs fois de prévenir de notre arrivée en téléphonant à la prud’homie de pêche locale. Impossible d’obtenir une réponse claire depuis la France. Nous voilà donc à pied d’œuvre. Je me présente devant le propriétaire de l’almadraba. Assis derrière son bureau, il note les pesées de la pêche du matin.
« Bonjour, vous êtes Juan P. ?
C’est pas le bon moment. Quoi ?
Nous faisons un film sur les poissons-lunes, nous aimerions filmer la madrague.
Non ! Trop d’ennuis avec les journalistes. »
A aucun moment, il n’a levé les yeux de son carnet. Faire très exactement 1080 kilomètres pour s’entendre refuser l’accès à ce que nous sommes venus filmer… aïe !
Moment d’abattement sous le soleil espagnol. Les pêcheurs reprennent la mer pour la levée de filet de l’après-midi. Une idée nous vient. Nous grimpons discrètement au sommet de la colline la plus proche pour filmer la pêche à distance. Avec notre téléobjectif, aucun détail de l’affaire ne nous échappe. Dommage pour les pêcheurs : nos images rendront compte de la violence du spectacle.
La chambre de la mort est remplie de poissons-lunes. Pour les évacuer, les pêcheurs vont au plus efficace. Ils les harponnent d’un geste détaché et les balancent sur le pont, pour accéder aux poissons qui les intéressent. De cette pêche-là, il ne sortira qu’une demi-douzaine de caissettes de bonites et de maquereaux… contre une bonne centaine de Mola mola blessés. D’où je suis, je distingue nettement la couleur sanguinolente de l’eau. Au bout d’une heure, les bateaux de pêche repartent et rejettent enfin les poissons-lunes à la mer.
J’essaie de me mettre à la place de ces pêcheurs. Ils ont besoin de travailler chaque jour, même si c’est la saison des môles. Ce ne doit pas être une mince affaire de soulever un poisson-lune vivant, avec ses nageoires qui fouettent l’air et sa peau abrasive. Leur brutalité n’en reste pas moins révoltante.
On m’a parlé d’autres pêcheurs à la madrague de Portofino en Italie qui ont compris l’intérêt économique des Mola. Les clubs de plongée organisent des immersions dans leurs filets pour observer les poissons-lunes qui y tournoient. Les touristes peuvent également s’approcher depuis la surface et assister à leur libération en douceur.
A La Azohia, rien de tout cela. Les marins rentrent au port. Nous remballons notre attirail de paparazzis. Nous n’avions pas spécialement prévu d’avoir de méchants dans notre film. Maintenant nous en avons.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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