Lukas Kubicek, un suisse spécialiste du poisson-lune
Un Suisse féru d’escalade qui dédie sa vie à un poisson de mer… Et pourquoi pas ? Lukas Kubicek est l’un des rares biologistes au monde à enquêter sur le poisson-lune. Interview.
Un Suisse féru d’escalade qui dédie sa vie à un poisson de mer… Et pourquoi pas ? Lukas Kubicek est l’un des rares biologistes au monde à enquêter sur le poisson-lune. Interview.
Lukas Kubicek
Biologiste indépendant, Lukas Kubicek lance en 2001 ses recherches sur l’énigmatique poisson-lune, souvent boudé par la science. Les laboratoires ? Très peu pour ce Suisse d’origine tchèque qui préfère le travail de terrain en Méditerranée.
Comment se fait-il que l’un des spécialistes mondiaux du poisson-lune vienne de suisse ?
Mon intérêt pour la mer a grandi alors que j’étudiais la biologie à l’Université de Berne. J’aimais naviguer en Méditerranée avec des amis. Quant à ma passion pour le poisson-lune, elle s’est développée lorsque, mon diplôme en poche, j’ai commencé à organiser des croisières d’observation des baleines dans les Açores, puis à Gibraltar. C’est au large de ce rocher, situé au sud de l’Espagne, que j’ai vu mon premier Mola en 2001. Ça n’a pas été le coup de foudre immédiat, mais cette rencontre m’a fasciné.
Lorsque j’ai découvert combien sont rares les données scientifiques sur ce poisson de tous les superlatifs, l’idée de l’étudier a résonné en moi comme un défi. Ah, toutes ces questions sans réponses…
A quelle énigme vous êtes-vous attaqué en premier ?
Certains des poissons-lunes que j’avais pu observer avaient été maltraités. On leur avait sectionné les nageoires et crevé les yeux. Choqué, j’ai voulu connaître la cause d’une telle barbarie. J’ai découvert que ces mutilations étaient liées à une méthode artisanale de pêche au thon, toujours pratiquée dans certaines régions du bassin méditerranéen : la madrague. En deux mots, cela consiste à piéger les poissons dans des baies, lors de leur migration le long des côtes, au moyen de filets fixes formant des chambres de plus en plus étroites. Les Mola sont nombreux à s’y retrouver coincés. Parfois plus de 500 par jour.
Comme la loi européenne interdit depuis 2002 la vente de leur chair, faussement considérée comme toxique, ils sont hissés sur les bateaux à la force des bras, puis rejetés à l’eau. Une tâche pénible qui a conduit les hommes à les amputer de leurs membres de crainte que les mêmes individus ne reviennent sans cesse encombrer leurs mailles.
Avez-vous agi pour faire cesser ce massacre ?
Oui. J’ai marqué les poissons-lunes relâchés d’un tag spaghetti, une sorte de vignette en plastique invitant les pêcheurs qui captureraient une seconde fois ces poissons à me les signaler en échange de 25 euros. Alors que cette méthode incitative fait généralement ses preuves, pas une seule môle ne m’a été signalée. Cela prouve deux choses : premièrement, le même poisson ne se fait jamais piéger deux fois et, deuxièmement, la population de poissons-lunes est très importante en Méditerranée.
Dès que les marins ont su que les Mola ne se jetaient pas de manière répétée dans la gueule du loup, ils ont arrêté de les blesser. J’ai fait de même sur des sites de madrague en Italie, au Portugal et à Ceuta, au nord de l’Afrique. A de rares exceptions près, ces hommes de la mer coopèrent et deviennent des partenaires indispensables à mes recherches.
C’est-à-dire ?
Comme je m’intéresse à l’abondance des poissons-lunes et à leur distribution géographique, j’ai besoin de connaître l’évolution des populations au fil des ans. Quoi de mieux que des comptages dans les filets, ancrés chaque année d’avril à octobre dans les mêmes baies ? Les pêcheurs de thon ont accepté de tenir des statistiques en mon absence. Quant à moi, je me déplace quatre à cinq fois par an, notamment à Camogli au nord de l’Italie, pour mesurer les spécimens et prélever de l’ADN.
Je dispose de données fiables depuis 2009 qui montrent que la population de poissons-lunes en Méditerranée est l’une des plus denses au monde. Les Mola y sont par exemple dix fois plus nombreux que dans l’Atlantique. Des comptages aériens estiment que cette foule oscille, été comme hiver, entre 54 000 et 250 000 individus.
Pourquoi une si forte concentration en Méditerranée ?
Difficile à dire. Peut-être est-ce dû à l’interdiction de commerce qui les protège. Pour l’une des espèces de poisson-lune, le Mola mola, il y a surtout le fait que des larves ont été découvertes notamment dans le détroit de Messine, entre la péninsule italienne et la Sicile. Cela peut indiquer que ce type de poisson se reproduit en Méditerranée. Et comme il est extrêmement fertile, la disparition des prédateurs des larves, en raison entre autres de la surpêche, peut expliquer l’augmentation du nombre d’adultes et de subadultes. De même la raréfaction des consommateurs d’adultes, comme les requins, peut aussi jouer un rôle.
La question est surtout de savoir pourquoi ces jeunes se donnent rendez-vous chaque printemps sur les côtes méditerranéennes dans les baies où sont installées les madragues ? Ce sont peut-être des stations de déparasitage aussi bien pour les Mola que pour les thons. En tout cas, les inventeurs de cette technique de pêche n’ont pas choisi de disposer leurs filets dans ces zones par hasard.
Cela voudrait-il dire que thons et poissons-lunes sont liés ?
Peut-être. Il est effectivement intéressant de constater que les uns et les autres se retrouvent piégés aux mêmes endroits. Alors que les requins qui pourchassent pourtant les thons ne se font que rarement piéger dans les madragues. Reste à établir dans quelle mesure Mola et thons seraient des espèces compagnes. Encore une question en suspens.
Le poisson-lune aurait-il récemment rallié la Méditerranée à cause du réchauffement climatique ?
Absolument pas. Ce poisson est présent en Méditerranée depuis l’Antiquité, comme l’attestent les écrits de Caius Plinius Caecilius Secundus, dit Pline le Jeune. De vieilles recettes de cuisine montrent aussi qu’il est consommé depuis longtemps en Sicile par exemple.
A part cela, contrairement à certaines croyances, cet animal n’a pas besoin du réchauffement climatique pour coloniser les zones plus froides. L’an dernier, un collègue norvégien et moi-même avons démontré que son aire de répartition s’étend au-delà du 70e parallèle nord, au-delà du cercle polaire, et que cette réalité ne date pas d’hier : des documents islandais et norvégiens attestent de sa présence dans les régions nordiques depuis plus de cent ans.
Combien d’espèces de poissons-lunes existe-t-il ?
Cette question fait l’objet de grands débats. Au cours des deux dernières années, la taxonomie des poissons-lunes a connu de grands bouleversements en raison de l’utilisation d’une méthode plus récente : l’analyse de l’ADN mitochondrial. Si bien qu’aujourd’hui la famille des molidés compte officiellement cinq espèces de poissons-lunes dont trois Mola : Mola mola, Mola alexandrini et Mola tecta mais aussi leurs proches cousins Ranzania laevis et Masturus lanceolatus. En Méditerranée, on a observé Mola mola, Mola alexandrini et Ranzania laevis.
D’après ce que vous me dites, le Mola n’est pas en danger…
Pour l’instant, le poisson-lune est comme un clown à un enterrement ! Alors que la majorité des poissons disparaissent à cause de la surpêche, les données collectées dans les madragues n’indiquent aucun fléchissement de sa population. En tout cas en ce qui concerne les Mola mola en Méditerranée. Mais la tendance pourrait s’inverser, surtout si l’Union européenne revient sur sa décision et autorise le commerce de ce poisson.
Certaines fermes piscicoles envisagent en effet de l’utiliser pour nourrir les thons fraîchement pêchés qui attendent leur exportation vers le Japon. Et comme le Mola est lent et facile à attraper, il pourrait disparaître rapidement. Il est donc crucial de récolter un maximum d’informations sur cette espèce mystérieuse afin d’organiser le cas échéant sa protection.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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