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Rosalie et compagnie

A la rencontre du grand capricorne avec Laurent Tillon

A la nuit tombée, un insecte géant pointe ses longues antennes à côté du chêne qui l’a vu naître. Comment le grand capricorne et son arbre fétiche traverseront-ils les bouleversements qui s’annoncent ? Eclairages du biologiste et écrivain Laurent Tillon.

A la nuit tombée, un insecte géant pointe ses longues antennes à côté du chêne qui l’a vu naître. Comment le grand capricorne et son arbre fétiche traverseront-ils les bouleversements qui s’annoncent ? Eclairages du biologiste et écrivain Laurent Tillon.

 Laurent Tillon

A la rencontre du grand capricorne avec Laurent Tillon
© Sabine Bernert

Chargé de mission en biodiversité à l’Office national des forêts (ONF). Vit dans le massif de Rambouillet en Ile-de-France, où il noue un lien fort avec un chêne bicentenaire depuis l’adolescence. Inspiré par cet arbre et le vivant qui l’entoure, il publie chez Actes Sud Etre un chêne en 2021, puis Les fantômes de la nuit, des chauves-souris et des hommes, en 2023.

Laurent Tillon, l’un des personnages de votre très beau livre Etre un chêne est un petit capricorne. Avez-vous déjà observé son cousin le grand capricorne, un insecte rare et spectaculaire ?

Oui, et une rencontre m’a profondément marqué. C’était en forêt de Tronçais, dans l’Allier. Avec un collègue forestier, nous repérons de très loin, à plus de 60 m, une tache sombre sur un tronc. Intrigués, nous nous rapprochons jusqu’à nous retrouver face à un géant parmi les insectes, d’un noir brillant teinté de rouge à l’abdomen. Avec sa taille monumentale et son air costaud, il semble être le maître des lieux. Le plus étonnant, c’est que ce coléoptère grand comme un pouce est en général très discret. L’un des Big Five de nos petites bêtes sait donc ménager ses effets !

2 à 3 cm

Longueur du trou d’émergence d’un grand capricorne, pour 1,5 cm de large.

Comment s’y prendre pour repérer cet insecte impressionnant ?

Je l’ai surtout aperçu durant les chaudes soirées d’été. Selon les conditions locales, cet animal crépusculaire et nocturne est actif entre mai et septembre. Il visite essentiellement les vieux chênes exposés au soleil, plus rarement les châtaigniers ou d’autres feuillus. De la forêt au centre-ville, en passant par les allées routières, il préfère les arbres de gros gabarit.

Même sans le voir, on peut deviner la présence du grand capricorne grâce aux traces laissées sur le tronc au moment de son baptême de l’air. Remontons au commencement de sa vie. Comme chez la plupart des longicornes, un œuf est déposé par une femelle dans une fissure d’écorce. La petite larve qui en émerge grignote le bois et s’enfonce dans les entrailles de l’arbre pour y mener une vie totalement invisible. Après trois à cinq ans, ce ver blanc atteint 7 à 9 cm de long et se rapproche de la périphérie où il creuse une chambre pour se métamorphoser. L’animal reste encore un an dans sa loge. Puis, un jour de printemps, il s’envole en laissant derrière lui un trou ovale impressionnant, où l’on pourrait caler une pièce de 10 centimes, et de la sciure au pied du tronc. C’est amusant, on sait que ce fantôme des bois est là seulement une fois qu’il est parti.

Si je comprends bien, le grand capricorne se développe dans des chênes encore vivants ?

Oui, la femelle évite de confier sa descendance à un arbre mort, dont le bois trop dégradé risquerait de s’effondrer au cours du long développement larvaire. Pour autant, elle préfère des individus blessés ou sénescents, au système immunitaire affaibli. Car un arbre vigoureux produit en quantité un arsenal de tanins qui vont durcir son bois et le rendre plus difficile à décomposer. C’est pour trouver ce juste milieu, un bon candidat vivant mais affaibli, donc déjà en proie à quelques attaques, que Cerambyx cerdo a des longues antennes ! Munies de capteurs chimiques, elles lui permettent de détecter les substances émises dans l’air par un chêne déjà en train de se défendre. Ces alcools volatils informent les branches voisines et les autres arbres alentour : « Alerte, une larve commence à faire un trou. Vite, se défendre, à vos tanins ! » Mais ce sont des signaux à double tranchant qui permettent aux insectes de le localiser.

Un chêne ainsi attaqué se dirige-t-il inéluctablement vers la mort ?

Un cercle vicieux finit par s’installer, duquel l’arbre essaie de s’échapper. Dès le moment où une larve a intégré le bois s’engage une sorte de duel. Le végétal d’un côté, l’insecte de l’autre. L’issue dépend des équipes – la vigueur du chêne et la quantité de grands capricornes –, mais aussi des arbitres. Si un pic vient dénicher la larve et la mange, le problème est réglé et l’arbre peut essayer de cicatriser. A l’inverse, si des champignons décomposeurs de bois débarquent pour profiter des galeries creusées, ils affaiblissent le végétal au profit de la larve.
A chaque attaque supplémentaire, le chêne émet encore plus de molécules défensives, que les insectes ont appris à interpréter comme autant de signes de faiblesse. Quoi qu’il en soit, avec les assauts du temps et du vivant, le vénérable arbre finit naturellement par vieillir et dépérir.

30 à 350

Nombre d’œufs pondus par une seule femelle de grand capricorne, dispersés dans les fentes et blessures d’un arbre.

Avec ses attaques contre les chênes, cet insecte est-il considéré comme nuisible ?

Au contraire, c’est l’un des rares coléoptères à être strictement protégé dans toute l’Europe ! Parce qu’il a subi un déclin dramatique sur une grande partie du continent. La raison ? Pendant des siècles, nos ancêtres lui ont fait la chasse en supprimant les arbres habités, au point de l’éliminer presque entièrement de nos forêts et de nos haies bocagères.

Parallèlement, avec notre appétit pour le bois d’œuvre, on a drastiquement réduit les surfaces forestières, en ne laissant que des troncs de petit diamètre. Finalement, devant l’ampleur des destructions, de grosses campagnes de plantations ont été lancées dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais c’est compter sans les ruptures temporelles irrattrapables : la plupart des forêts ont moins de 200 ans en Europe. Les vieux arbres n’ont pas eu de successeurs.

Comment le grand capricone a t-il survécu sur le continent ?

Grâce à quelques chênes centenaires dispersés, véritables radeaux de fortune. En France, il a surtout été aidé par les ardeurs guerrières des grands rois, Louis XIV et ses prédécesseurs. Pour la construction de bateaux, il fallait de gros arbres. Ce qui impliquait de planifier un renouvellement sur le long terme des peuplements âgés. On a maintenu de grands fûts à proximité des fleuves et des rivières pour les transporter par flottage. C’est là que ce joyau de nos vieilles forêts a trouvé un refuge sûr.

Paradoxalement, l’arrivée de la tronçonneuse a donné un coup de pouce aux gros chênes et à leurs locataires. Jusqu’alors, on laissait rarement les arbres grossir à plus de 50 cm de diamètre, car il fallait les couper à la scie et à la hache, puis les débarder avec les bœufs ou les chevaux. La mécanisation a permis de tronçonner de grosses pièces et de les transporter par tracteur. A partir du XXe siècle, les gros arbres et les espèces qui en dépendent, dont le grand capricorne, ont progressé. Mais ce dernier reste menacé en France, sauf dans le Midi où il est localement abondant, et il est au bord de l’extinction en Suisse.

2 mois

Durée de vie maximale des adultes, qui s’alimentent de fruits mûrs et de sève.

Là où il a repris de la vigueur, pose-t-il problème ?

Pas au point d’être un ravageur, même s’il arrive qu’une colonie populeuse entraîne la mort d’un petit groupe de chênes. Il faut dire que l’activité humaine y contribue parfois : le décapage de l’écorce des chênes-lièges ou une taille sévère créent des blessures attractives pour les femelles qui viennent y pondre.

Généralement, en situation naturelle, un équilibre s’établit. D’abord, ces mangeurs de bois n’ont pas intérêt à éradiquer leur garde-manger. Si cela arrive malgré tout, l’arbre a des congénères pour assurer le relais du peuplement. Ensuite, un végétal en difficulté favorise la venue des ennemis de ses ennemis, dont profitera le voisinage. Des guêpes ichneumons sont par exemple capables de détecter les vibrations d’une larve en train de grignoter. Elles percent le bois avec une sorte de longue aiguille située au bout de l’abdomen, jusqu’à atteindre le ver et y pondre leur descendance qui le dévorera de l’intérieur.

< 1/100 000

Part de la biomasse totale d’une forêt consommée par les insectes xylophages en situation normale, ce qui correspond à 0,25 % de la masse d’un arbre attaqué.

A la rencontre du grand capricorne avec Laurent Tillon

Un arbre qui meurt est donc source de vie ?

Oui ! Un chêne habité par le grand capricorne vit encore de longues années, tout en voyant sa quantité de bois mort et de galeries augmenter, soit autant de brèches pour d’autres organismes. Des études ont révélé que les arbres qu’il colonise sont plus riches en biodiversité et notamment en coléoptères encore plus menacés, comme le pique-prune. Ses galeries servent d’abri à de nombreux reptiles, oiseaux et mammifères. Certaines pipistrelles les utilisent même pour hiberner. Des champignons et bactéries s’infiltrent également et continuent l’œuvre collective de décomposition du bois et de création d’un sol nourricier.

En fait, on considère le grand capricorne comme un ingénieur de l’écosystème : son activité foreuse favorise l’installation de plein d’organismes. Sa présence est un gage de bonne santé pour une forêt. Le fait de protéger intégralement cette espèce dite parapluie à tous ses stades de vie, ainsi que son arbre-habitat, bénéficie à toute la riche communauté qui y est associée.

S’il abrite sa bête noire, un chêne est donc intouchable, lui aussi ?

C’est ça, dès qu’on décèle la présence de cet insecte, le végétal est protégé. Tout projet d’aménagement qui prévoit de le couper nécessite une dérogation. Il s’agit d’abord de tout mettre en œuvre pour éviter la destruction de l’habitat. Si ce n’est pas possible, il faut mettre en place des mesures précises, comme déménager les troncs coupés à proximité d’arbres favorables à l’espèce. La plantation de successeurs est une mesure d’accompagnement. Mais vous imaginez bien qu’on ne remplace pas si facilement un grand chêne qui a mis deux siècles à atteindre sa taille. Sans arbres de substitution à proximité, les populations de capricornes locales sont vouées à disparaître.

Heureusement, depuis une vingtaine d’années, des réserves forestières en Suisse et des réserves biologiques intégrales en France se multiplient pour la biodiversité. Dans les parcelles d’exploitation, on met aussi en place des îlots de sénescence, quelques hectares destinés à évoluer librement.

24 à 62 mm

Taille sans les antennes d’un adulte, ce qui en fait l’un des plus grands insectes d’Europe. Les cornes d’un mâle mesurent près de deux fois la longueur du corps. Elles ne le dépassent pas chez les femelles.

C’est une bonne nouvelle !

Oui, mais c’est peut-être vain face au problème auquel le grand capricorne est confronté aujourd’hui : le dérèglement climatique. L’hiver dernier, par exemple, j’ai fait des inventaires dans une réserve biologique intégrale en forêt de Tronçais. Ce secteur laissé sauvage depuis trente ans abrite parmi les plus beaux chênes d’Europe. Eh bien, beaucoup de ces grands arbres étaient en train de mourir ! Autrement dit, ce sanctuaire ne pourra bientôt plus jouer son rôle. Idem du côté de splendides massifs des bords de Loire, l’assèchement des parties hautes a entraîné la mort prématurée de nombreux individus.

Ces arbres affaiblis vont dans un premier temps favoriser le grand capricorne, mais la fête sera de courte durée. Avec moins de sève en circulation, l’extérieur d’un tronc ne protège plus convenablement les larves de la surchauffe. On a mesuré des portions de bois où la température a grimpé au-delà de 50 °C, avec le risque que les larves cuisent à l’intérieur.

A la rencontre du grand capricorne avec Laurent Tillon
© Mauro Morando

Dans ce contexte très inquiétant, comment voyez-vous l’avenir du grand capricorne ?

A vrai dire, le niveau d’inquiétude au sein des forestiers de l’ONF n’a jamais été aussi fort. On a constaté dès cet hiver que les sols sont hyper secs, avec un épuisement des mares encore jamais vu. En première ligne, la faune aquatique se prend une claque terrible, mais on va voir aussi des dépérissements massifs chez les arbres. Probablement beaucoup plus vite que prévu.

A plus long terme, avec la montée en puissance des sécheresses et des vagues de chaleur, l’allure de la forêt va complètement changer. Il y aura toujours des arbres, mais deux à trois fois plus petits. Les boisements du centre de la France, qui comptent actuellement des cimes à 45 m de haut, n’atteindront peut-être que 15 m dans cinquante ans.

En plus, et on le constate déjà aujourd’hui, les arbres prendront plus de temps à grossir. Dans la forêt de Rambouillet où je travaille, l’accroissement annuel de bois a été divisé par deux en vingt ans. Même le chêne va souffrir, ce robuste qui sait pourtant bien résister à des épisodes météorologiques extrêmes.

30 m3

Quantité de bois mort par hectare qui serait nécessaire à la bonne santé d’une forêt et au maintien du grand capricorne.

Les innombrables espèces associées aux chênes séculaires vont-elles s’en sortir ?

Inévitablement, elles vont décliner. Mais je pense que quelques arbres de gros gabarits vont résister, notamment ceux qui ont l’habitude de prendre le soleil dans les haies ou les chanceux qui ont accès à de l’eau en zone humide. Ce seront de précieux refuges pour la survie de petites colonies de grands capricornes. Voilà pourquoi, déjà aujourd’hui, chaque grand chêne compte.

Or, par endroits, on continue d’en couper pour l’aménagement de zones industrielles, résidentielles ou routières. Autre défi, la demande en bois va augmenter. A l’ONF, on tire la sonnette d’alarme : si nous suivons le rythme actuel, nous aurons vidé les forêts dans dix ans. Sans un changement drastique, je ne vois pas comment des espèces comme le grand capricorne vont s’en sortir.

Mais alors, que peut-on faire ?

Se mettre un coup de pied dans le derrière, à tous les niveaux ! Il y a urgence à interdire les piscines, le lavage des voitures, l’arrosage des golfs... Il faut totalement remettre en question notre manière de consommer l’eau.

Nous devrions aussi généraliser d’urgence le principe juridique d’écocide, qui considère comme un grave délit le fait de détruire sciemment le monde vivant. Cette notion d’écocide devrait être étendue à tous les responsables politiques ou industriels qui contribuent à l’accélération du phénomène climatique en cours et à la destruction de la biodiversité.

A la rencontre du grand capricorne avec Laurent Tillon
© Mauro Morando

3

Autres espèces du genre Cerambyx avec qui le grand capricorne peut être confondu : capricorne soldat (FR, CH), capricorne velouté (FR) et petit capricorne, bien plus répandu (FR, CH, BE).

Climat et biodiversité sont-ils à ce point liés ?

Oui ! Il est temps de prendre conscience que chaque être a son rôle à jouer dans les équilibres vivants, qui sont intimement liés aux cycles climatiques.

Je vous partage une petite histoire issue de mon dernier livre Les fantômes de la nuit. On a démontré que les éoliennes tuent la noctule commune. Or, cette chauve-souris est le seul prédateur des hannetons forestier et commun. Ces coléoptères, cousins des longicornes, défolient les grands chênes, tandis que leurs larves en mangent les racines. Les attaques sont normalement ponctuelles et sans conséquence. Mais, avec l’essor de l’éolien en France, les populations de noctules se sont effondrées de 88 % en quinze ans. En conséquence, 80 000 ha de forêt sont gravement affectés par ces deux insectes. Parfois 150 ha d’un tenant sans plus un seul arbre vivant. Ce sont autant de végétaux qui ne captent plus le carbone.

Je crois qu’aujourd’hui, les politiques et les industriels fondent de grands espoirs dans des solutions technologiques pour régler les problèmes climatiques, mais ils feraient bien de s’intéresser aussi aux cycles écologiques du vivant. S’éloigner de ça, c’est s’engager dans une impasse.

30 %

Part de la biodiversité forestière dépendante des arbres morts ou dépérissants.

S’intéresser à la vie qui nous entoure serait donc la clé du changement ?

Oui, et s’en émerveiller ! Au même titre que l’ours polaire ou la rosalie des Alpes, cet insecte charismatique est considéré dans certains programmes de conservation comme un porte-drapeau qui éveille l’attention du grand public.

Pour moi, c’est une bête absolument magique, comme tous les habitants de la forêt. Elle nous invite à nous interroger sur son mode de vie, sur sa façon de ressentir son monde, puis à nous soucier de son arbre-habitat et enfin à l’environnement de cet arbre. Quelque part, ça nous amène à comprendre les interactions subtiles et fragiles entre les espèces et à reconsidérer notre lien au monde vivant. Un lien profondément sensoriel et émotionnel, beaucoup plus attaché aux cycles écologiques. Alors, on réalisera combien il est important de s’engager de toutes ses forces pour le vivant.

Cet article fait partie du dossier

Rosalie et compagnie

Couverture de La Salamandre n°276

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 276  Juin - Juillet 2023, article initialement paru sous le titre "Sous le signe du grand capricorne"
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