Enquête sur les bénéfices et les limites de la réintroduction
Qu’ont en commun le vautour moine, le castor, la cistude et la plante marine cymodocée ? Toutes ces espèces et tant d’autres ont bénéficié de programmes de réintroduction. Des opérations pas si rares, mais dont les motivations et les manières de procéder varient. Éclairage.
Qu’ont en commun le vautour moine, le castor, la cistude et la plante marine cymodocée ? Toutes ces espèces et tant d’autres ont bénéficié de programmes de réintroduction. Des opérations pas si rares, mais dont les motivations et les manières de procéder varient. Éclairage.
Déplacer des êtres vivants, pour sauver une espèce ou un habitat, est souvent considéré comme une opération de la dernière chance aux résultats aléatoires. Cette pratique a émergé au cours du XXe siècle. Jean-Baptiste Mihoub, écologue, explique : « De tout temps, l’humain a déplacé des animaux ou des végétaux à des fins agricoles ou de chasse, mais c’est il y a un siècle que nous avons commencé à le faire dans un but de conservation. » Ce chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (CESCO) à Paris s’est passionné pour la dynamique des populations réintroduites lors d’un stage de master. Séduit par l’idée de suivre la restauration d’espèces dans un milieu d’où elles ont disparu, il décide de faire sa thèse avec François Sarrazin, un éminent spécialiste de ces questions.
Son travail de terrain lui a donné l’occasion de suivre deux cas de réintroduction, dont celui du faucon crécerellette. Une expertise qui a débouché sur une conclusion scientifique limpide : il n’y avait plus besoin de renforcement de population pour assurer l’avenir du rapace en France. « Ce n’est jamais simple de s’exprimer en défaveur d’une opération de réintroduction, tant pour les enjeux de conservation de la biodiversité que vis-à-vis des attentes de nombreux acteurs. Heureusement, l’avenir ne m’a pas donné tort : le rapace est en expansion dans le sud de la France, avec une population qui croît de manière importante, dans l’Hérault par exemple. »
S’il est nécessaire de diversifier les points de vue et de s’appuyer sur le rôle proactif des organisations qui se mobilisent en faveur de la biodiversité, les équipes de recherche savent qu’il existe une large variété de motivations derrière les translocations. « Le rôle des scientifiques est de rationaliser les efforts, en mobilisant les connaissances les plus objectives et rigoureuses possibles sur l’intérêt écologique de chaque opération. »
Renforcer, réintroduire ou remplacer
De fait, il existe de multiples pratiques de translocation et une multitude d’acteurs allant d’individus passionnés aux associations, en passant par le monde de la chasse et les administrations. Pour y voir clair, un détour par les définitions est donc utile : la translocation de conservation est le terme global employé pour qualifier les déplacements intentionnels d’animaux ou de plantes en vue d’assurer la conservation de la biodiversité en général. « On insiste vraiment sur le terme biodiversité en général, précise Jean-Baptiste Mihoub, car l’opération ne concerne parfois pas tant l’espèce déplacée que la restauration de processus naturels. » Autrement dit, un être vivant peut être réintroduit en raison de la fonction qu’il remplit dans l’écosystème.
Une fois cette distinction faite, plusieurs types d’opérations peuvent être identifiés. Si des individus sont introduits dans leur habitat naturel alors que la population locale est encore présente, mais en difficulté, c’est un renforcement de population, à l’instar de l’ours dans les Pyrénées. Dans ce premier cas, l’opération consiste à ajouter des individus supplémentaires pour dynamiser la démographie ou diversifier la génétique. Si l’espèce a complètement disparu de la zone, on parle alors de réintroduction.
L’exemple du vautour fauve dans les Cévennes est l’un des plus anciens programmes de ce type en Europe, parmi les mieux documentés quarante ans après le premier lâché en 1981. Grâce à ce succès renouvelé depuis ailleurs, le grand charognard est même devenu régulier dans le ciel des Alpes suisses. « Ces deux contextes peuvent paraître équivalents, mais ils ne le sont pas vraiment d’un point de vue écologique et comportemental », insiste Jean-Baptiste Mihoub, pour qui les chances de succès sont souvent plus limitées en cas de réintroduction, « quand l’extinction a eu lieu et qu’on repart d’une page blanche ».
Lorsque des individus sont délibérément déplacés dans des zones où leur espèce n’a jamais été présente, deux nouveaux cas de figure apparaissent. Le premier concerne le déplacement d’une espèce menacée par des facteurs qu’elle n’a jamais rencontrés auparavant et dont les effets sont impossibles à limiter totalement – comme le changement climatique. On parle alors de colonisation assistée, destinée à protéger une espèce qui serait autrement très probablement condamnée à disparaître.
C’est ce qui a été fait à l’autre bout du monde pour le diable de Tasmanie, après qu’une épidémie a décimé 80 % de sa population en moins de vingt ans. L’opération, réussie, a consisté à déplacer des individus sains sur des îlots non loin de son milieu d’origine en Australie continentale.
Le second cas, qui reste rare, est le déplacement d’une espèce en dehors de son aire de répartition naturelle pour préserver un écosystème. C’est ce qu’on appelle un remplacement écologique. Ce fut le cas en l’an 2000 à l’île Maurice : des tortues géantes d’Aldabra ont été introduites dans la réserve de l’île aux Aigrettes. L’espèce introduite étant proche de celle disparue, elle remplit un rôle écologique similaire en broutant la végétation, piétinant le sol et en dispersant les graines, ce qui maintient la dynamique de végétalisation essentielle à la forêt.
Un suivi qui s’organise
Si chaque situation de translocation est unique, toutes partagent la complexité de leur préparation, de leur mise en œuvre et de leur suivi. Cela nécessite de prendre en compte de nombreux paramètres, tels que la qualité de l’habitat, son évolution, le choix du site, le climat social et l’intervention humaine indispensable à la réussite de la translocation.
À celles et ceux qui pourraient se demander s’il est plus facile de déplacer la flore, rien n’est moins sûr : « La mise en œuvre est peut-être plus simple avec les plantes, en particulier parce que nous rencontrons moins de problèmes liés aux enjeux sociaux des populations locales, reconnaît Bruno Colas, chercheur au laboratoire Écologie, systématique et évolution (IDEEV). Mais pour le reste, nous n’avons pas plus de garanties sur la réussite des opérations. »
Le plus compliqué dans cette histoire est d’obtenir des données à long terme. Étonnamment, le recensement et le suivi de ces projets, bien qu’essentiels à leur évaluation, ne sont pas encore clairement organisés. « La plupart des translocations de conservation n’ont pas fait l’objet de publications, et la littérature qui en parle est très dispersée. En conséquence, les acteurs – bureaux d’études, associations, chercheurs… – manquent d’informations issues des expériences passées. Cela peut nuire à l’efficacité des futurs projets. Quant aux décideurs, ils disposent de peu de recul pour juger de la pertinence des opérations de translocation qu’ils doivent autoriser, financer, imposer ou refuser… ce qui peut affecter les politiques de gestion de la nature », indique Bruno Colas sur son site en 2014, lorsqu’il s’attelle à la création d’une base de données sur les translocations qui ont eu lieu en Europe et sur le pourtour méditerranéen.
Des données en cours d’organisation
Baptisée TransLoc, une base est désormais issue d’une solide collaboration entre huit chercheurs de différents laboratoires. « Notre travail consiste à standardiser le vocabulaire pour fournir des clés de lecture communes à toutes et tous. Nous avons défini près de 200 champs d’informations utiles pour avoir des retours d’expérience plus lisibles et visibles », explique Bruno Colas, heureux de disposer enfin d’un outil pour référencer les initiatives au long cours.
L’objectif principal est de rassembler des informations dispersées, d’encourager la participation et de surmonter la crainte de partager des données sensibles.
« Cette réticence peut être liée à la valeur des informations que certaines personnes ont patiemment collectées, ou aux données elles-mêmes, qui ne doivent pas être trop largement diffusées afin de préserver les animaux ou plantes du dérangement ou de destruction accidentelle ou malveillante », explique Jean-Baptiste Mihoub, également impliqué dans ce projet.
Ce dernier est particulièrement vigilant aux biais induits par la valorisation des réintroductions réussies. En effet, les échecs de translocation sont en revanche rarement documentés. De plus, les critères de succès varient : « Pour certains, le succès se mesure si les espèces survivent après deux ans, pour d’autres, c’est le nombre d’individus qui compte, tandis que certains attendent une reproduction entre individus nés dans la nature, précise le scientifique, ajoutant qu’une même personne peut changer son évaluation du succès au fil du temps pour argumenter en faveur de la continuation de son programme. Scientifiquement, nous tenons à définir le succès d’un point de vue écologique, biologique et démographique. »
Il s’agit donc d’un travail de fourmi qui s’accompagne de dilemmes parfois compliqués à résoudre. « Notre expertise scientifique est sursollicitée par les institutions publiques et les ONG, si bien que nous passons beaucoup de temps à éclairer les décisions et les plans nationaux d’actions. Ces activités rentrent totalement dans le cadre de nos missions, mais la multiplication de ces demandes empiète en fin de compte sur notre temps de recherche… Recherche pourtant justement nécessaire aux avis scientifiques pour lesquels on nous sollicite », souligne Jean-Baptiste Mihoub.
Une persévérance à toute épreuve
Une chose est sûre, en attendant : lui et ses collègues ne perdent pas de temps à étudier la réintroduction d’espèces disparues que certains aimeraient voir ressusciter, tels les mammouths. « Ce sont généralement des défis qui appartiennent à d’autres disciplines de la biologie, comme la génétique, et qui sont la plupart du temps très éloignés de nos considérations », estime l’écologue. « Jurassic Park a nourri de nombreux fantasmes, mais écologiquement et évolutivement, le retour du loup de Tasmanie aurait par exemple bien plus de sens et de légitimité que d’autres espèces disparues de longue date… »
Bruno Colas, lui, rappelle que le plus important serait d’arriver à cohabiter et laisser les espèces évoluer : « Les translocations peuvent être utiles, notamment dans le contexte de changement climatique, pour maintenir ou améliorer le statut de conservation d’une espèce. Ce n’est cependant pas une solution idéale et elles ne devraient pas devenir la principale méthode de conservation des espèces. Il vaut mieux en faire peu, mais bien, avec un suivi rigoureux. » Avant de réintroduire ou renforcer, transformons nos sociétés en préservant les habitats de la faune sauvage, en réduisant la pollution, la surexploitation et la concurrence d’espèces envahissantes… Avec pour objectif d’intervenir le moins possible.
Le saviez-vous ?
Après avoir disparu en 1904, le lynx boréal a foulé de nouveau le sol suisse en 1971, lorsque les premiers couples de félins en provenance des Carpates ont été relâchés dans le canton d’Obwald. Puis, d’autres réintroductions ont eu lieu dans le Jura. Plus de cinquante ans après ce retour emblématique, plusieurs centaines d’individus vivent dans le pays ainsi qu’en France voisine où l’expansion géographique est toujours avérée. Dans ce contexte apparemment positif, la mortalité des adultes par braconnage et collision routière est une réalité inquiétante à laquelle semble s’ajouter le danger sérieux de la consanguinité. Des ONG et certains scientifiques appellent à de nouvelles réintroductions en France, dans un contexte où l’espèce n’est pas totalement acceptée par le monde de la chasse.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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