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Dauphins, le grand défi
Pourquoi les échouages de dauphins se multiplient sur les rives de l’Atlantique
L’année 2023 s’inscrit déjà dans les tristes records d’échouages de cétacés sur les plages françaises. Les engins de pêche sont majoritairement responsables de cette hécatombe, et le Gouvernement n’agit pas à la hauteur de l’enjeu. Pêcheurs et scientifiques jouent au chat et à la souris alors que les ONG tiennent le rapport de force. Enquête.
L’année 2023 s’inscrit déjà dans les tristes records d’échouages de cétacés sur les plages françaises. Les engins de pêche sont majoritairement responsables de cette hécatombe, et le Gouvernement n’agit pas à la hauteur de l’enjeu. Pêcheurs et scientifiques jouent au chat et à la souris alors que les ONG tiennent le rapport de force. Enquête.
En mai 1982, Gregory Ziebacz est affecté à la brigade de Saint-Martin-de-Ré, en Charente-Maritime. Tout juste sorti de l’école de gendarmerie, il ne connaît ni le territoire ni les coutumes, et il est encore un peu perdu quand on l’appelle pour rejoindre Rivedoux, à l’entrée de l’île. « On me dit qu’il faut venir protéger une carcasse de dauphin sur la plage, le temps qu’un scientifique vienne l’analyser, se souvient-il. Je découvre alors stupéfait une dépouille toute jaune, pourrie, puante et informe. »
Un gendarme désarmé
Quelques mois plus tard, nouvel appel. Encore un cadavre en décomposition. Chaque fois, le brigadier accompagne sur place Raymond Duguy. Ce médecin passionné de sciences naturelles s’est spécialisé dans la mammalogie marine, suite à un échouage massif de globicéphales noirs sur l’île d’Yeu, en 1963. Il est le fondateur du Centre national d’étude des mammifères marins (CNMM) de La Rochelle. « Arrivé sur le terrain, il constatait le drame puis me demandait de participer avec une pince au prélèvement, de mettre l’échantillon dans une pochette et de remplir une fiche », se souvient Grégory Ziebacz. D’une dépouille à l’autre, l’opération devient une routine pour le gendarme qui, malgré l’aspect « crapoteux et puant », commence à considérer différemment sa mission.
Aussi, par un matin d’hiver rigoureux de février 1991, la donne change. Gregory Ziebacz est en repos quand le Dr Duguy l’appelle : « Je suis très embêté, j’ai dix dauphins à examiner à l’île de Ré, autant à La Rochelle et en Vendée. » Illico, le gendarme nautique enfile sa veste de quart. « Sur la plage de Saint-Clément-des-Baleines, on trouve un dauphin commun presque intact, blessé sous la gorge. Les suivants sont tout beaux aussi. Leurs couleurs me fascinent, j’apprends à distinguer le mâle de la femelle. Je me pose des questions que je ne m’étais jamais posées auparavant. »
Saisissant l’anormalité de cet échouage sur toute la côte sud de l’île, Gregory Ziebacz interroge le Dr Duguy. « Ils se prennent dans les filets de pêche », lui répond-il avant d’ajouter : « Vous connaissez le protocole, je vous laisserai faire les échouages tout seul dorénavant. » Le gendarme réalise que ces demandes s’intègrent dans le cadre de ses missions, au registre des atteintes à l’environnement. Il rejoint le Réseau national Echouages (RNE), composé de volontaires formés par le Dr Duguy depuis dix ans. A cette époque, les médias expliquent encore que les dauphins meurent bêtement parce qu’ils ne savent plus nager les jours de gros temps…
“Leurs couleurs me fascinent, j’apprends à distinguer le mâle de la femelle. Je me pose des questions que je ne m’étais jamais posées.
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Une hécatombe documentée
Au fil du temps, les échouages se multiplient et les observateurs du RNE sont désormais près de 500 à intervenir sur les 5 800 km du littoral français. Le réseau se professionnalise. Les analyses sont transmises au CNMM, qui devient en 2011 l’Observatoire Pelagis, une unité du CNRS et de l’Université de La Rochelle. Des chercheurs utilisent ces données pour suivre l’état des populations de mammifères marins, d’autres se concentrent sur des suivis en mer, en avion bimoteur ou en bateau.
Leur travail établit que 90 % des dauphins communs trouvés sont morts en raison de « captures accidentelles » survenues entre trois et vingt jours avant leur découverte. Les corps montrent des traces de maillage d’engins de pêche ou des blessures fatales causées par la manipulation à bord des navires : fractures, abrasions, coupures, perforations ou amputations. « Les dauphins sont sains et généralement en train de se nourrir au moment de leur capture. Coincés dans un filet, ces mammifères décèdent par asphyxie », détaille Hélène Peltier, ingénieure de recherche à Pelagis. Problème : les épisodes de surmortalité se multiplient à la fin de l’année 2016, avec des échouages 30 fois plus importants que la moyenne. Le laboratoire tire la sonnette d’alarme, car cette recrudescence encore inexpliquée menace la survie des populations à moyen terme. Il est urgent de comprendre ce qu’il se passe.
Vous avez dit accident ?
Sur l’île de Ré, Gregory Ziebacz s’inquiète aussi. Depuis 2010, le gendarme avait pris l’habitude de partager avec émerveillement sa passion pour les dauphins dans l’Œillet des dunes, le journal de l’association naturaliste Ré Nature Environnement.
A partir de 2017, le ton change dans ces pages et l’hécatombe de dauphins apporte un contenu de plus en plus trash. On n’y célèbre plus le vivant, mais on y dénonce, photos à l’appui, une réalité crue à laquelle le public reste encore indifférent.
Pour Dominique Chevillon, cofondateur de Ré Nature, ces captures ne sont pas accidentelles : « Quand à la même saison, au même endroit, on sait qu’on risque de capturer du dauphin, ce n’est pas vraiment intentionnel, mais ce n’est pas non plus du domaine de l’imprévisible. Ce problème structurel engage de fait la responsabilité des pêcheurs. » Las, il décide de mobiliser le réseau national d’ONG.
Faire la lumière
Peu de temps après, Sea Shepherd lance l’opération Dolphin Bycatch. A l’époque, on ne sait pas quel type de pêche génère ces « prises accessoires » et seulement 0,4 % d’entre elles sont déclarées par les pêcheurs, pourtant légalement tenus de le faire.
A bord du Sam Simon ou d’embarcations semi-rigides, les bénévoles sillonnent la mer. « En général, nous partons vers 2 h ou 3 h du matin », explique Damien Chaumillon, impliqué depuis ses débuts dans l’opération, avec des milliers d’heures de prospection à son actif. En zone de pêche, les activistes utilisent l’application Marine Traffic pour suivre les bateaux. « Nous signalons notre présence et nos intentions de filmer la remontée des filets. S’il y a des dauphins, on partage nos images sur les réseaux sociaux. » Cet hiver, le trentenaire a pu filmer la capture de 19 dauphins sur dix navires différents. Un triste record qui explique pourquoi l’ONG expose publiquement des corps de cétacés mutilés. « Beaucoup pensent que ce sont de faux dauphins, certains découvrent même l’existence de dauphins en France. Ces méthodes choquent, mais elles sont nécessaires pour sensibiliser le public. » L’activiste précise mettre en cause les techniques de pêche et non les pêcheurs eux-mêmes.
Politiques à la traîne
Les campagnes médiatiques offensives, fondées sur des rapports scientifiques et portées juridiquement par diverses ONG, commencent alors à faire bouger les lignes. En juillet 2020, le tribunal administratif de Paris condamne la France pour carence dans le respect de ses obligations de protection des cétacés et de contrôle des activités de pêcherie. Le même jour, la Commission européenne met l’Etat en demeure d’agir pour réduire les prises dans le golfe de Gascogne. La ministre de la Mer Annick Girardin présente alors un plan d’action notamment fondé sur la mise en place de répulsifs acoustiques sur les chalutiers.
En 2021, le projet Delmoges démarre. « L’essentiel de la recherche se concentrait sur la mesure de la surmortalité », explique Clara Ulrich, directrice scientifique adjointe à Ifremer, organisme partie prenante du projet. « Il s’agit maintenant d’analyser les interactions entre pêche et dauphins à l’échelle de l’écosystème tout entier. » Les premiers résultats montrent que les populations de dauphins sont plus dispersées. « Un groupe moyen compte une dizaine d’individus, contre 20 il y a dix ans », détaille Hélène Peltier de l’institut Pelagis. Les animaux se déplacent aussi plus près des côtes, ce qui explique que les pêcheurs de merlu ou de lotte ont l’impression d’en voir plus qu’avant. « Le manque de transparence du monde de la pêche rend malheureusement notre tâche très compliquée », regrette l’ingénieure.
Début 2023, un pic d’échouage record a poussé les scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) à publier un avis indiquant que « la seule mesure efficace est d’abord de suspendre les pratiques de pêche concernées dans les zones à risque pendant les quatre mois d’hiver ».
“Il s’agit maintenant d’analyser les interactions entre pêche et dauphins à l’échelle de l’écosystème.
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Le 24 février 2023, le Conseil d’Etat donne raison au recours formulé par France Nature Environnement, Sea Shepherd France et l’association Défense des milieux aquatiques. La France a six mois pour écarter de certaines zones et à certaines périodes les navires qui capturent des dauphins.
Une profession acculée
Sur le terrain, ces décisions créent des remous. La présence de Sea Shepherd en mer provoque des réactions parfois virulentes. Cette année, par exemple, un cadavre de dauphin a été retrouvé avec le corps lacéré d’une insulte à leur encontre. Fin mars, Damien Chaumillon et un autre membre de cette ONG sont passés à tabac par des pêcheurs à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Lamya Essemlali, directrice de Sea Shepherd France, reçoit des menaces à son domicile.
“J’ai remonté neuf fois du dauphin, mais je n’ai rien déclaré. Je ne veux pas être traité d’assassin.
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« Ce genre d’attitude met toute la profession en porte-à-faux, déplore Sandrine Thomas, pêcheuse et militante écologiste. Dans le contexte actuel, tout est perçu comme une attaque personnelle. » A ses yeux, la question des dauphins s’ajoute à d’autres préoccupations, comme la réglementation des aires marines protégées, la hausse du prix du gazole, l’éolien en mer… « Notre image est désastreuse, mais nous devons sortir de l’omerta : je ne valide pas le mensonge de mes collègues, quand il y a des marques de capture, il n’y a pas de place pour le déni. » En dix-sept ans de pêche à la ligne, cette femme revendique n’avoir jamais capturé un seul dauphin. Ce n’est pas le cas de son collègue, fileyeur artisanal sur un bateau de 9 m. « Quand je me suis installé à mon compte il y a cinq ans, ça a été un carnage. J’utilisais des trémails, des filets à lottes. J’ai remonté neuf fois du dauphin, mais je n’ai rien déclaré », concède-t-il. Depuis, il ne veut plus prendre de risques : « Je ne veux pas être traité d’assassin, je fais désormais du maquereau à la ligne. » Ce qui ne l’empêche pas de cultiver une rancœur à l’égard des chalutiers géants et de ceux qui posent 200 m de filets.
En attendant, le Comité national des pêches a organisé deux journées « filière morte » les 30 et 31 mars. Sur les tracts diffusés à l’occasion, les marins pêcheurs se comparent à une espèce en voie de disparition : « Nous sommes étouffés par l’Europe, harcelés par les ONG et menacés de ne plus pouvoir travailler. »
Quelles solutions ?
Pour Pelagis, le déni de certains pêcheurs agace. « Quelques-uns ont assisté à des autopsies, mais s’en prennent quand même à nous… un peu comme si on accusait les scientifiques du GIEC du réchauffement climatique ! », déplore Hélène Peltier qui rêve d’un futur sans échouages. « Nous ne devrions pas en être là : le Comité national des pêches et les autres instances de la profession auraient dû s’organiser depuis longtemps pour trouver des solutions viables », regrette Thibault Josse, de l’association Pleine Mer, qui promeut une pêche artisanale responsable. Pour la pêcheuse Sandrine Thomas, « le problème des dauphins révèle une profession qui doit s’adapter et faire évoluer ses façons de travailler pour une pêche plus sélective ». Dominique Chevillon, engagé au sein de plusieurs ONG, se demande, quant à lui : « Comment sauver les autres espèces si on n’est pas foutu d’épargner celle qui a le plus fort capital sympathie auprès de l’opinion ? » De son côté, le gendarme Gregory Ziebacz attend toujours que la loi soit simplement appliquée…
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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