© Neil Villard

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Gélinotte, la petite poule des bois

À l’affût de la gélinotte des bois avec Neil Villard

Au cœur du Jura vaudois, le photographe suisse Neil Villard s’est invité avec respect tout près d’un nid de gélinotte. Il nous livre l’exclusivité de son heureux carnet de terrain.

Au cœur du Jura vaudois, le photographe suisse Neil Villard s’est invité avec respect tout près d’un nid de gélinotte. Il nous livre l’exclusivité de son heureux carnet de terrain.

Un jour de mai 2022, alors que je cherchais la bécasse des bois à près de 1 500 m d’altitude, j’ai eu la chance de découvrir une gélinotte sur son nid. Cette rencontre est l’un des souvenirs les plus savoureux de ma vie de naturaliste. Le récit qui suit est le fruit de mes observations de terrain.

6 mai Confortablement glissé dans mon duvet, je ne peux m’empêcher de penser à cette découverte incroyable, faite ce matin même. Je calcule, je me projette, je rêve… Depuis
combien de temps la gélinotte est sur ses œufs ? Combien y en a-t-il ? Est-ce que je réussirai à observer les poussins ? Un mélange d’excitation et de questionnement qui m’empêche de trouver le sommeil.

7 mai Pas le temps d’attendre que le soleil se lève, ni même que le café coule. Je sors de mon bus où j’ai passé la nuit et je vais directement guetter si la femelle est toujours là et si tout se passe bien. Je pénètre délicatement sous les épicéas, puis j’essaie de trouver le point d’observation le plus éloigné possible. Au travers des branches vertes et encore nues des myrtilliers, j’aperçois quelques fragments de la magnifique mosaïque qui compose son plumage. La scène se joue au pied d’un bel épicéa d’un peu moins de 30 cm de diamètre, lui-même perché sur un gros bloc calcaire couvert de mousse. La configuration est vraiment idéale, tant pour l’observation que pour la photographie.

Sur l’autre versant du tronc par rapport au nid, les solides racines de l’arbre s’agrippent à la paroi blanche de la masse rocheuse et plongent dans l’humus pour s’ancrer dans le sol forestier. Un minuscule sorbier pousse parmi les mousses juste à côté de la poule. Joli clin d’œil quand on sait comme la gélinotte apprécie cet arbuste à baies.

Je devine qu’elle a la queue contre l’écorce de l’épicéa et que sa tête est tournée vers l’extérieur. Pour le moment, je ne fais rien d’autre que des suppositions et je repars, laissant le site tranquille. Ce n’est pas le temps de l’approche ni de la photo improvisée. L’enjeu est énorme pour l’animal et pour la forêt entière. Je ne voudrais pas compromettre toute cette énergie de vie par mégarde.

Paire modèle

Contrairement à ses grands cousins tétras polygames, la gélinotte des bois organise ses amours autour du couple. Pas d’arènes ni de fiers coqs parcourant un harem… Mais une parade quand même, durant laquelle le prétendant chante, bat des ailes vigoureusement, déploie sa queue en éventail, hérisse les plumes de sa tête et déambule fièrement autour de la poule. Ces comportements nuptiaux se déroulent de février à mai, avec une réplique en automne. Malgré cette monogamie de façade, les accouplements extraconjugaux semblent toutefois réguliers…

8 et 9 mai La poule ne bouge pas d’une plume. Après avoir décelé une ou deux ouvertures, je réalise quelques photos à travers les branches. Je constate que chaque fois que je m’approche un peu trop, la poule se ramasse sur elle-même et montre un certain stress légitime. Je décide alors d’installer une tente d’affût. Le choix de sa position sera un compromis entre l’angle de vue et la possibilité de rentrer à l’intérieur sans être vu. Par chance, si on peut dire, un chemin forestier court non loin du nid. Il est très fréquenté le week-end, ce qui me permet de bâtir l’affût en étant couvert par les dérangements plus importants des VTTistes et des promeneurs. Les randonneurs sont parfois accompagnés de leurs acolytes à quatre pattes, ce qui ne manque pas de me faire frémir à chacun de leurs passages.

Des obligations familiales me contraignent à partir quelques jours, je laisse donc ma cache sur place : un bon moyen de faire oublier ce nouvel élément du ­décor… Mais chaque jour que je passe loin de ma poule est difficile à vivre. Ne sachant pas depuis ­combien de jours elle est sur ses œufs, je suis obsédé à l’idée de rater l’heureux événement.

À l'affût de la gélinotte des bois avec Neil Villard
Détail du riche plumage sur les flancs de la femelle de gélinotte / © Neil Villard

15 mai Avant de quitter le chemin forestier, j’enlève mes chaussures. Le pied nu est le meilleur moyen pour avancer sans bruit. Le pas interprète la moindre brindille susceptible de se briser ou la moindre feuille qui pourrait se froisser. Mon cœur bat à tout rompre, je glisse mon œil derrière l’oculaire de mon appareil photo. Quand je le mets sous tension, l’écran noir du viseur laisse place à une fenêtre verdoyante. Elle est toujours là ! Rien n’a bougé, si ce n’est la végétation qui a poussé. Je reste quelques heures… La gélinotte couve dans une sérénité apaisante, les yeux fermés. Tout à coup, un promeneur passe sur le sentier. Elle se tapit quelques minutes au fond de la cuvette qui lui sert de nid, puis relève la tête de quelques millimètres. Elle replonge dans une demi-torpeur attentive.

Du 18 au 23 mai Je vais chaque matin et chaque après-midi quelques heures dans l’affût, mais rien d’extraordinaire ne se passe. Je sais que je devrai m’absenter encore quelques jours et, cette fois-ci, le risque que l’éclosion se déroule durant mon absence est très élevé. Ce qui, bien sûr, n’aurait d’incidence que pour moi. Le bon déroulement des choses pour l’oiseau prime.

Du 26 au 28 mai J’ai fini par modifier les plans familiaux du week-end prolongé. Heureusement, ce sacrifice n’est pas vain : la gélinotte couve toujours. Je passe de nombreuses heures chaque jour dans l’affût, à l’écoute du moindre pépiement, du moindre signe d’éclosion. Je me questionne et je doute. J’ai eu la chance de tomber sur le nid, mais c’était peut-être le deuxième jour de couvaison. La durée moyenne d’incubation indiquée dans la littérature est de vingt-cinq jours. Il me reste quarante-huit heures et après je devrai rentrer sans pouvoir revenir avant une semaine. Cette fois, il faut que ça joue.

Panier garni

La ponte, chez la gélinotte des bois, a généra­lement lieu entre mi-avril et mi-mai. Elle comporte 4 à 10, voire 14 œufs beiges et mouchetés mesurant 40 x 30 mm. Ils sont déposés dans une simple dépression de 20 cm, creusée à l’abri des regards, au pied d’un arbre, d’une souche ou d’un petit relief. Les œufs sont pondus toutes les vingt-quatre à vingt-six heures, ce qui échelonne l’ensemble de la ponte sur dix jours à deux semaines. L’incubation dure ensuite vingt-cinq jours en moyenne. La femelle assure seule la couvaison, tandis que le mâle erre souvent dans les parages.

29 mai Installation avant le lever du jour. Je profite des faibles lueurs pour guider mes pas et ne pas avoir à allumer une lampe qui compromettrait ma discrétion. Les heures passent, les merles à plastron chantent. Les rayons du soleil percent la forêt et réchauffent la future maman toujours immobile. Derrière moi, quelques passereaux s’agitent. Je tente de comprendre ce qu’il se passe, mais la visibilité est très réduite. J’observe la gélinotte, elle est à l’écoute, la tête légèrement inclinée sur le côté pour saisir les subtilités de cette sombre affaire. La mystérieuse perturbation semble trop proche à son goût. Cette fois c’est la panique, tous les passereaux s’excitent et, à une vingtaine de mètres derrière une vieille souche, je vois même les mésanges plonger au sol pour attaquer l’intrus ! Je suis quasiment sûr qu’il s’agit d’une martre ou d’une fouine, mais je ne peux rien confirmer. Soudain, la gélinotte s’affole également. Son comportement diffère des moments où un promeneur se fait entendre. Elle se redresse jusqu’à se mettre presque debout et observe nerveusement autour d’elle, le plumage légèrement hérissé. La tension est à son comble pour moi aussi. Je sais qu’en cas de drame, je ne devrai pas interagir. Je suis ici en observateur et je ne m’autorise pas à changer le cours des choses au détriment d’un petit prédateur qui cherche sans doute à nourrir sa famille. L’agitation retombe, les passereaux ont bien défendu leur position et la rumeur liée à l’irruption d’un danger semble s’éteindre dans la profondeur de la pessière.

La journée touche à sa fin quand, sans signes annonciateurs, la poule se lève et s’envole. Elle disparaît loin au-delà d’où porte ma vue. Je trépigne à l’idée d’aller voir les œufs, mais je n’ose pas. Au même moment, deux coureurs arrivent en parlant fort. Je jette un œil alentour, pas de signe de la poule, je me lève et je vais vite voir le nid. Dans une petite cuvette collée contre le tronc, ils sont là, neuf beaux œufs beige clair, très légèrement mouchetés de brun foncé. A peine le temps d’un coup d’œil et je retourne à l’affût. Les voix des deux coureurs bavards s’effacent à leur tour. J’ai encore le cœur emballé, j’ai l’impression d’être un gamin qui a fait une grosse bêtise en mettant à jour un secret qu’il n’était pas censé connaître.

À l'affût de la gélinotte des bois avec Neil Villard
Poussin tout juste éclos, sous la protection de sa mère / © Neil Villard

La poule revient peu de temps après, elle arrange un peu ses œufs et son nid, puis se couche à nouveau dessus en gonflant bien son plumage pour couvrir soigneusement son précieux trésor. Je regarde ma montre, elle s’est absentée un peu moins de quatorze minutes. Juste le temps de se nourrir un peu, et surtout d’éliminer ses déjections loin du nid et de l’odorat fin des prédateurs. Après cette observation très enrichissante, mon moral baisse au plus bas. Demain, ce sera mon dernier jour, et d’après la littérature, la femelle ne s’absente normalement plus du nid durant les trente-six heures qui précèdent l’éclosion. En d’autres termes, la récente aventure de la poule repousserait d’un jour et demi encore la naissance des poussins. Le suspense est insoutenable…

Contre toute attente, en fin de journée, la poule commence à pépier. Ce son délicat, étouffé, mais parfaitement audible, a pour moi une signification sans équivoque : elle appelle ses poussins dans leur coquille et leur indique qu’il est temps pour eux de découvrir le monde. Je me lève, le corps ankylosé par plus de quinze heures d’immobilité et je quitte mon affût dans la pénombre. Direction mon duvet, pour rêver à la journée qui m’attend…

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Famille encore au nid, quelques heures après l’éclosion / © Neil Villard

Petits débrouillards

Les poussins de gélinotte pèsent environ 11 g à la naissance et, en bons nidifuges, ils sont très vite capables de suivre leur mère hors du nid. S’alimenter est la principale activité pour ces créatures vulnérables, qui doivent multiplier leur poids par 35 en trois mois. A l’instar de beaucoup d’oiseaux au début de leur existence, les jeunes gélinottes sont insectivores durant leurs deux-trois premières semaines. Puis, elles basculent vers un régime exclusivement végétarien.

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Premiers pas d’un poussin aux abords du nid / © Neil Villard

30 mai C’est aujourd’hui ou jamais ! Alors que je me faufile dans ma cachette et avant même d’avoir fini d’installer mon matériel, j’entends des pépiements en provenance du nid. Ils sont différents de ceux d’hier, ils sont plus forts et plus aigus. Le premier poussin doit être enfin né cette nuit ! Accompagné par les premières lueurs de l’aube, un deuxième poussin sort de son œuf et joint ses appels aigus à ceux de son aîné. Dans la végétation, je distingue furtivement une autre gélinotte qui s’active à proximité, mais je ne parviens pas à l’identifier. Les cris de poussins auraient-ils intrigué le mâle ? Toutes les heures environ, une nouvelle naissance a lieu. A chacune d’elles, la poule s’agite, parfois en se dressant pour regarder et arranger le nid. Je ne vois aucun poussin tant que le soleil n’atteint pas le nid. Les petits sons s’accentuent et, au travers du plumage gonflé de la femelle, un être fébrile pointe enfin le bout de son bec. Il tient tout juste debout. J’en ai des frissons dans tout le corps, j’assiste au premier instant de sa vie, à son premier regard vers le monde, à son premier pas dans la forêt !

La sortie ne dure que quelques secondes et, maladroitement, il replonge dans la chaleur réconfortante de sa mère. En fin de matinée, une majorité des œufs semble avoir éclos et les appels qui s’échappent au pied du jeune épicéa ne manquent pas d’attirer l’attention de certains voisins.

Dans l’érable attenant, deux geais des chênes sautent de branche en branche, tentant de localiser le nid. Si l’occasion leur était offerte, ils n’hésiteraient pas à saisir l’opportunité d’un repas facile. Dès que la poule capte le danger, les poussins stoppent net leur chahut . Les geais se désintéressent rapidement de la situation.

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Nid avec neuf œufs vides, après le départ de la famille de gélinottes / © Neil Villard

Planque vitale

La survie de la nichée dépend de deux facteurs principaux. D’abord, la disponibilité en nourriture, tributaire des conditions météorologiques. Neige et pluie peuvent retarder le développement des insectes ou compliquer leur détection. En second lieu, le succès de la reproduction passe par l’évitement des prédateurs – carnivores terrestres et rapaces – qui sont la première cause de mortalité des jeunes. C’est la poule qui assure la protection de sa nichée en enseignant l’art du cache-cache. Les émissions sonores entre la mère et ses petits jouent alors un rôle essentiel.

En début d’après-midi, la première sortie a lieu. Après avoir longuement guetté alentour, la poule se lève et s’ébroue légèrement afin d’inciter tout ce petit monde à sortir. Cette première virée collective est très brève, les boules de duvet retournant très vite se mettre au chaud sous le ventre maternel. En moins de quatre minutes, tout le monde est de nouveau invisible. Une deuxième sortie comme celle-ci a lieu en milieu d’après-midi, mais cette fois-ci plus longuement. Les poussins cherchent à manger tout ce qui se présente à portée de bec en picorant branches et plumes de duvets aux abords du nid.

L’épilogue a lieu en fin de journée. La poule va enfin se libérer de ces vingt-six jours de patience et d’immobilité. Après une inspection de la forêt, elle se lève d’un coup et s’envole pour aller se poser à une vingtaine de mètres. Elle est au sol, mais malheureusement hors de ma vue. Les poussins désemparés guettent partout, puis, rapidement, le plus téméraire saute, ou plutôt dégringole, pour aller rejoindre sa mère. Il est immédiatement suivi de toute la nichée.

Même si je n’ai rien entendu, j’imagine que la mère les a encouragés à la rejoindre en les appelant discrètement. J’essaie alors de sortir sans bruit de mon affût pour aller voir ce qu’il se passe. J’ai l’impression qu’elle m’a entendu avancer dans les herbes. Il est vraiment temps pour moi de quitter ce havre de paix et de laisser la petite famille. Il leur reste encore quelques heures avant la nuit pour s’alimenter et découvrir leur univers. Je range très rapidement mon affût, puis je quitte les lieux définitivement. Combien survivront ? J’espère entendre l’un de ces oiseaux cet automne, lorsqu’il sera l’heure pour eux de chercher un territoire dans la forêt enchantée.

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Gélinotte, la petite poule des bois

Couverture de La Salamandre n°278

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 278  octobre - novembre 2023, article initialement paru sous le titre "Affût émotion"
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