© Laurent Willenegger

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Jardin sauvage – Polar polaire

Chapitre 5 : Scène de crime

Les traces mènent à une petite mare de sang. Le cadavre d'un oiseau git sur le manteau immaculé de l'hiver. Un examen minutieux permettra-t-il de conclure à l'accident, la maladie... ou à l'assassinat?

Les traces mènent à une petite mare de sang. Le cadavre d'un oiseau git sur le manteau immaculé de l'hiver. Un examen minutieux permettra-t-il de conclure à l'accident, la maladie... ou à l'assassinat?

Le long du muret de pierre, l'oiseau coloré que j'espérais trouver gisait sur le sol immaculé. Immobile. Ebouriffé, le rougegorge reposait sur le dos, couché pour l’éternité. Comme le soldat de Rimbaud endormi dans son val, la chemise tachée de sang. Mais le rouge du ventre du passereau n'était que de plumes et le corps semblait intact. Je m'accroupis pour mieux voir. Tout autour, on distinguait des traces d'ailes et de pattes. Quelques duvets légers et une plume s'étaient accrochés à la neige. L'oiseau avait dû agoniser là, pris par des soubresauts puis par un engourdissement progressif.

Une petite voix de l'autre côté de la clôture me tira abruptement de mes pensées.
— T'es qui toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— Mathias, on ne parle pas comme ça aux gens qu'on ne connaît pas.

Le fils Bellise me considérait avec attention, haussé sur la pointe des pieds. Sa sœur l'avait rejoint, abandonnant le bonhomme de neige auquel elle rajustait un sourire de boutons multicolores. Je me demandais comment j'avais pu ne pas les apercevoir plus tôt, avec leurs vestes colorées. Coiffés de bonnets à pompon, les joues rosies de froid, ils me firent songer à de petits lutins de contes de fées, un rouge et l’autre bleu.

— Bonjour les enfants. Moi, c'est Mathilde, votre voisine.
— Moi c'est Julia, répondit la grande. J'ai 9 ans et demi, précisa-t-elle, insistant sur le demi. Lui c'est Mathias, mon petit frère. Il a 7 ans .
Le cadet suivait son idée, les yeux rivés sur la boule de plumes que j'avais prise dans ma main.
— C'est quoi ça ? Un oiseau ?

Je racontai simplement mon histoire aux enfants : la disparition de l'oiseau, sa recherche, ma découverte. Leur regard vira de la curiosité à la tristesse.

— Il est si joli, soupira Julia. Pourquoi il est mort ? Quelqu'un l'a tué ?

Je commençai à leur expliquer que la nature, c'est aussi comme ça, que l'hiver les petits oiseaux meurent, mais je fus interrompue par le farfadet bleu :

— Attends, on arrive !
Je me retrouvai aussitôt flanquée des deux gamins, pas intimidés pour deux sous, qui se disputaient l'espace pour mieux voir le rougegorge.
— Il est vraiment mort, il ne dort pas ? demanda Mathias en faisant mine de le toucher. Sans attendre ma réponse il s’exclama : Il faut l'autospier !
— L'au-to-psier, pas l'autospier, corrigea la grande sœur, sourcils froncés.

Une autopsie sûrement pas. Mais un examen attentif... Avec la pénombre venait le froid, c’était de toute façon l’heure de rentrer.

La cuisine se transforma rapidement en institut médico-légal. Une grande serviette en papier dépliée sur la table, une pince à épiler, une balance et une pile de guides naturalistes. J'empoignai mon carnet d'observations, et, entamant une page vierge, notai en haut, avec la date du jour : « Rapport d'analyse ».

En parfait assistant, Théophile avait appelé les parents pour les rassurer, jeté au compost ses épluchures de légumes et remisé ustensiles et livres de cuisine pour nous faire de la place. Il avait posé trois tasses de chocolat brûlant et observait nos mines concentrées d’un air amusé. Les enfants, équipés de papier et de crayons, étaient captivés par l'expérience.

Mathias avait dessiné l'objet de notre étude et montrait tour à tour l'oiseau et sa feuille pour expliquer.

— Tu vois, là il a de l'orange, là c'est tout brun et là c'est blanc.

Bon observateur, il avait correctement représenté l'arrondi de la base de la tache, là où le blanc remplaçait l'orange. Je me trouvai bien embarrassée quand il m’interrogea sur le sexe de l'oiseau. Chez le rougegorge, pas de différence dans l'habit de plume, élégant et unisexe. Seul indice en ma possession, son assiduité au jardin et son ardeur à chanter toute l'année. Je penchais donc pour un mâle.

Je dépliai délicatement une aile raidie : les plumes étaient un peu froissées, mais aucun signe de fracture ni de blessure. Méthodiquement, je détaillais les éléments du plumage, aidée par les descriptions trouvées sur Wikipédia. Les rémiges, les couvertures, le duvet... Nous cherchâmes à situer l'origine de la plume arrachée trouvée dans la neige. Sans succès, car leur nombre était le même de chaque côté : neuf rémiges primaires, neuf secondaires, ainsi que la petite au bout, si joliment nommée « alula ». Mais sa forme permettait de la situer parmi les rémiges primaires de l'aile droite ; il devait donc en manquer une autre, à gauche. Impossible de déterminer son emplacement précis, sans doute parce que nous ne savions pas exactement où regarder. Je montrai aux enfants comment les éléments de la plume se raccrochaient d'eux-mêmes quand on les lisse. La « réparation » avait pour eux quelque chose de magique, et je dus mener plusieurs fois l'opération à leur demande.

L'inspection de la queue ne me donna pas plus d'indices. Tenant l'oiseau au creux de ma main, je laissai Julia souffler doucement sur le ventre pour écarter les plumes. Lors d'une sortie nature, j'avais vu un ornithologue effectuer cette manœuvre pour contrôler l'état de santé des oiseaux qu’il allait baguer. Cela permettait de vérifier les réserves de graisse de l'animal. Sous la peau rosée, au niveau du bréchet, on distinguait dans notre cas de petits amas jaunes, signe que notre rougegorge n'était pas en manque de lipides. La pesée confirma un poids plus que correct pour l'espèce : 19 grammes. Au bas du cou, une bosse laissait supposer que son jabot était encore gonflé, l'oiseau n'était donc pas mort de faim.

— C'est le froid qui l'a congelé ? demanda Mathias, qui essayait de plier et déplier une patte.
— Non, je ne crois pas : son habit de plumes lui permet d'avoir chaud tout l'hiver, un peu comme toi quand tu te roules dans ton duvet. Peu convaincu, il insista :
— Mais il est tout raide !
— Quand les muscles arrêtent de fonctionner, ils se contractent une dernière fois et se bloquent, comme une machine qui ne fonctionne plus.

Le cadavre du passereau ne révélerait rien de son mystère. J'avais beau scruter le corps, écarter les plumes, souffler dessus, déplier, replier et déployer les membres, aucune trace de blessure. Juste une petite marque anodine à l'arrière du crâne. Un bouton ? Rien en tout cas qui aurait pu expliquer sa mort. Pensive, Julia ne disait plus rien depuis un moment.

— Il faut ouvrir pour regarder dans son ventre, non ? lâcha-t-elle rapidement.
Goguenard, Théophile me tendait déjà les ciseaux à volaille.
— Je ne pense pas qu'on apprendra plus de choses, me défilai-je.
La petite fille insista, un peu déçue.
— Oui mais peut-être que quelqu'un lui a donné du poison. Il faudrait le retrouver dans son estomac, non ?

Qui pourrait avoir l'idée malveillante d'empoisonner un rougegorge ? En raccompagnant les enfants chez eux, je leur promis de pousser plus loin les investigations, puis d’enterrer l’oiseau.

La suite... au prochain épisode! Thèses, hypothèses et antithèses

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Couverture de La Salamandre n°207

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 207  Décembre 2011 - Janvier 2012, article initialement paru sous le titre "Scène de crime"
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Dessins Nature

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