Le festin des lynx

Réveil matinal, j’avale mon bol de café, tout excité. Je suis positionné en bordure de forêt avant le lever du jour. La veille, après avoir longuement suivi dans la neige la piste d’une femelle lynx et de ses deux jeunes, j’ai repéré la dépouille d’un chevreuil près d’une lisière. J’attends patiemment à distance, face à ce garde-manger. Connaissant bien le secteur, je pense – ou plutôt j’espère – que la chasseresse passera à découvert pour rejoindre sa proie.

Les mains gelées et les pieds engourdis, je suis recroquevillé dans ma tente affût depuis plusieurs heures. Je crains de voir se répéter un scénario mille fois vécu, quand les conditions semblent idéales mais que le gros chat ne se montre pas. Un renard m’offre déjà un beau cadeau, exécutant des piqués spectaculaires dans la poudreuse pour tenter de débusquer un campagnol.

Soudain, il s’égosille avant de déserter, pris de panique à la vue… du félin ! Le rusé rouquin a repéré la mère lynx avant moi. Comme chaque fois que j’ai la chance d’observer ce prédateur, mon cœur bat la chamade. Oubliés les assauts du froid et la nuit trop courte. Le carnivore tacheté sort dans la clairière à une centaine de mètres et, de son pas feutré, se dirige vers l’endroit où est caché son repas. Qu’importe si le goupil a alerté toute la forêt de sa présence, il n’est pas là pour surprendre.

Avant de pénétrer dans le sous-bois, l’animal s’arrête quelques secondes, juste assez pour faire une belle image tant qu’il est à découvert. Peu de temps après, il apparaît à nouveau, tractant son butin dans la pente. Malgré la puissance de sa mâchoire, la maman lynx doit s’y reprendre à plusieurs fois pour emporter la carcasse vers une zone plus discrète où elle s’installe pour manger. Ouf, elle reste dans mon champ de vision. Ses jeunes se tiennent à l’écart en regardant la scène. Le plus téméraire s’approche en reniflant avec envie ce repas appétissant. Brutalement, elle lui décoche un coup de patte explicite. Jusqu’ici, la mère laissait ses petits se repaître en premier, mais les temps ont changé.

Désormais, c’est elle qui mange d’abord, sa progéniture doit attendre. Impatient et déconcerté par cette attitude inhabituelle, le jeune revient à la charge. Même réaction agacée. La protection maternelle s’estompe petit à petit. La féline fait comprendre à ses rejetons qu’une page va se tourner. Bientôt, elle leur aura transmis tout ce dont ils ont besoin pour être indépendants. D’ici le printemps, ils devront s’exercer à la chasse puis se mettre en quête de leur propre territoire.
La nuit tombe. Dernier coup d’œil dans les jumelles, la famille lynx a quitté les lieux. Aussi chamboulé que lors de ma première rencontre avec cet animal extraordinaire, je mets un moment à reprendre mes esprits. Quelle émotion !

Retour prudent

Traqué et chassé depuis des siècles, le lynx a totalement disparu d’Europe occidentale à la fin du XIXe siècle, avant même l’ours et le loup. En 1967, la Suisse est le premier pays à entreprendre une réintroduction. La France lui emboîte le pas au début des années 1980 mais cette expérience vosgienne tourne malheureusement à l’échec à cause du braconnage. Dans le massif du Jura, où leur population demeure fragile, les lynx sont aujourd’hui environ 150. Avec la reconquête du félin, la forêt tout entière a pourtant retrouvé son âme.

Complétez votre lecture avec notre dossier complet sur le lynx.

Laurent Geslin

Photographe naturaliste de renommée internationale, Laurent Geslin suit, observe, photographie et filme le lynx depuis dix ans.
En 2021, il signe son premier long métrage pour le cinéma en coproduction avec La Salamandre.