À quand une vraie population de cigognes en Suisse romande ?
La cigogne blanche a fait un beau retour sur le Plateau suisse. Mais pourquoi boude-t-elle l’ouest du pays ? Enquête.
La cigogne blanche a fait un beau retour sur le Plateau suisse. Mais pourquoi boude-t-elle l’ouest du pays ? Enquête.
Sur la carte la plus récente de la répartition des cigognes en Suisse, un document inédit transmis par la Station ornithologique de Sempach, la situation est claire. Le grand oiseau blanc s’est bien réinstallé sur le nord-est du Plateau, entre la frontière allemande et les Préalpes. Mais comment expliquer ce vide presque complet au sud-ouest de la carte ?
L’oiseau qui revient de loin
Au début du XXe siècle, la communauté ornithologique tire la sonnette d’alarme. Mais rien n’y fait. En 1950, la cigogne blanche disparaît du pays, victime de l’assèchement de la plupart des zones humides. Heureusement, un professeur d’éducation physique du Canton de Soleure refuse l’inévitable. Dès 1948, le visionnaire Max Bloesch imagine un projet fou : élever des cigognes en captivité dans son village d’Altreu, au bord de l’Aar, puis dans d’autres lieux en vue de les réintroduire ensuite dans les anciens bastions de l’espèce. Max Bloesch accueille d’abord des cigognes alsaciennes, puis son élevage est renforcé au fil des années par 262 cigogneaux originaires d’Algérie. Une nouvelle ère débute alors pour l’échassier le plus populaire de Suisse. Très vite, les oiseaux relâchés nichent aux alentours des volières, puis de plus en plus loin à la ronde. Cette action spectaculaire est largement soutenue par la population qui finance le nourrissage des animaux ou la construction de plateformes pour les nids. En 1976, l’association Cigogne Suisse voit le jour et appuie cette dynamique.
Puis tout s’enchaîne, des cigognes sauvages venues d’ailleurs commencent à se mêler aux individus nés sur place. D’une cinquantaine de nids occupés en 1980, la population passe à 150 couples 10 ans plus tard, puis à 225 en 2008. Aux dernières nouvelles, on dénombre 392 couples de cigognes blanches en Suisse et on passera sûrement le cap des 400 cette année.
Franchir le Röstigraben ?
Extra, il y a sans doute 2,5 fois plus de cigognes en Suisse aujourd’hui qu’il y a cent ans ! Pourtant, on ne connaît à ce jour que deux sites en Suisse romande : un nid isolé en Ajoie dans le Canton du Jura et une colonie de 28 couples dans et autour d’Avenches, l’ancienne capitale de l’Helvétie romaine.
L’oiseau manifesterait-il un désintérêt pour la Suisse romande ? Serions-nous trop à l’écart des voies de passage ? Réponse de l’ornithologue réputé Lionel Maumary : « Le couloir migratoire du Plateau vaudois est un peu marginal mais il y passe quand même des centaines de cigognes par an. » L’auteur du livre Les Oiseaux de Suisse est formel, l’explication n’est pas là. « Le Plateau est dans un état si catastrophique à cause de l’agriculture intensive que je vois mal comment la cigogne pourrait y élever des jeunes. » Le paysage manquerait selon lui cruellement de nourriture, de friches, de bandes abris et il faudrait davantage de mesures compensatoires dans les cultures.
Dans le bassin genevois, Lionel Maumary pointe du doigt la surabondance de chemins agricoles et donc de chiens et de dérangements de toutes sortes. L’unique colonie romande d’Avenches, dans la plaine de la Broye, bénéficierait d’un contexte un peu plus favorable.
A Avenches, une colonne romaine héritée d’Aventicum tient toujours debout. Son nom : le Cigognier. Sur cette gravure datant de 1642, on voit un couple de cigognes blanches sur son nid. Certains prétendent que c’est grâce aux échassiers que la colonne a été épargnée au fil des siècles et restaurée à maintes reprises. Aujourd’hui, Avenches est la capitale romande de la cigogne puisqu’elle en abrite la seule colonie.
Président de l’Association Cigogne Suisse, Tobias Salathé avance une autre explication : les cigognes sociables aiment s’installer… là où il y a déjà des cigognes. Les jeunes densifient les groupes établis plutôt que de s’éparpiller. La répartition actuelle s’expliquerait par la distribution géographique des anciennes stations de réintroduction. « Une installation d’individus migrateurs sur de nouveaux sites du Plateau romand reste cependant possible. » Du côté du Jura, même son de cloche de l’ornithologue Michel Juillard. « En Ajoie, l’installation de notre unique couple sauvage s’explique par la présence d’oiseaux captifs près d’un nid artificiel. » Ainsi, le nid de Damphreux est occupé chaque année depuis 20 ans, et environ soixante cigogneaux se sont envolés de ce village. « Sans coup de pouce supplémentaire, la colonisation de la Romandie pourrait se faire tôt ou tard… mais à condition que les cigognes trouvent suffisamment à manger. »
En plus du manque de proies sur le Plateau, la pluie, le froid et des nids pas assez drainants font mourir œufs et poussins. Les couples nicheurs en Suisse ne produisent en moyenne qu’un cigogneau et demi. En 2010, le plan d’action Cigogne Suisse s’était pourtant fixé pour objectif de remonter cette moyenne à deux jeunes. A titre de comparaison, les couples établis dans des marais charentais, à l’ouest de la France, produisent 3,5 jeunes à l’envol. Le dynamisme de la population suisse repose-t-il encore sur l’immigration d’oiseaux étrangers ?
Migrera, migrera pas
Au début, les cigognes suisses étaient nourries toute l’année. Cette habitude conjuguée à une origine captive a effacé leur instinct migratoire. Les oiseaux passaient alors tout l’hiver sur le Plateau. Puis, avec le temps, des cigognes françaises, allemandes ou d’encore plus loin se sont installées spontanément auprès des individus réintroduits. A force de métissages et avec l’arrêt du nourrissage, les cigogneaux ont réappris à quitter la Suisse pour hiverner en Espagne, au Maroc ou jusqu’en Côte d’Ivoire.
Mais comment sait-on tout cela ? Grâce aux innombrables bagues que les ornithologues ont posées dès le début de l’aventure sur tous les jeunes oiseaux. Ces bijoux en plastique sont faits pour durer et pour être déchiffrés à distance. Chaque lecture d’un code alphanumérique révèle un petit bout de l’histoire d’un individu. Touche par touche, plus de dix mille localisations de cigognes nées en Suisse dessinent la carte de vie de ces oiseaux. Au cœur de ce travail de fourmi, il y a la Station ornithologique suisse de Sempach qui centralise toutes les informations en provenance d’Europe ou d’Afrique.
Bien au-dessus des douaniers
Voici toutes les localisations connues des cigognes baguées en Suisse. La plupart empruntent la grande voie migratoire occidentale par la vallée du Rhône, l’est des Pyrénées, l’Espagne puis Gibraltar en direction du Sahel via le Maroc ou l’Algérie. Quelques individus suivent l’Italie et la Sardaigne en direction de la Tunisie. Enfin, un point isolé en Crète suggère que quelques oiseaux peuvent emprunter la voie orientale par les Balkans. Au retour, certains individus dépassent la Suisse et s’installent en Allemagne, en Slovaquie ou encore en Pologne.
Ces dernières années, les cigognes sont à nouveau de plus en plus nombreuses à rester sur place en hiver, sans doute une conséquence des changements climatiques.
Cigognes high-tech
Les bagues c’est bien, mais le suivi satellitaire, c’est mieux. L’utilisation des balises Argos a considérablement précisé nos connaissances sur les déplacements des cigognes migratrices. Le premier animal suisse à en avoir porté une sur le dos est devenu une star. C’est la cigogne Max, ainsi nommée en hommage à Max Bloesch. Ironie du sort, on a découvert trois ans plus tard lors d’un accouplement qu’il s’agissait d’une femelle.
Cette prodigieuse aventure commence le matin du 5 juillet 1999 à Avenches. Ce jour-là, Adrian Aebischer, du Musée d’histoire naturelle de Fribourg, fait équiper le cigogneau choisi avec un petit sac à dos de haute technologie. Les scientifiques attendaient beaucoup de Max. Ils n’ont pas été déçu. Cet oiseau ultra-médiatisé a révélé au jour le jour et durant treize ans et demi une véritable saga. Jamais à ce jour un animal n’avait été suivi aussi longtemps par balise.
Max a passé ses premiers hivers au Maroc puis en Espagne. Année après année, elle a eu tendance à revenir de plus en plus tôt en Suisse puis en Allemagne où elle a niché au bord du lac de Constance. Au fil de sa vie mouvementée, cette vedette a parcouru près de 60 000 kilomètres et élevé 31 jeunes. La presse internationale suivait ses péripéties jusqu’au jour de sa disparition en Espagne fin décembre 2012. Morte électrocutée, la cigogne la plus célèbre de tous les temps a contribué à sensibiliser l’opinion publique à cette menace qui pèse sur l’espèce.
Depuis 1999, Rheini, Gonzo et d’autres ont pris le relais avec sur le dos un matériel toujours plus performant et léger. Voici la carte inédite des premiers voyages de cigognes récemment connectées.
La cigogne Rheini nous montre ici une nouvelle tendance chez les cigognes: le raccourcissement progressif de la migration puis renoncement à migrer et enfin hivernage en Suisse.
Cigogne Rheini (code : 2958). Equipée le 25/06/13 à SaxerrieT (SG). Carnet de voyage: Premier hiver sur la décharge de Kénitra au Maroc, puis deuxième hiver beaucoup moins loin vers Madrid, puis cet hiver dans le delta du Rhin au bord du lac de Constance.
Cigogne Gonzo (Code : 4406). Equipée le 19/06/15 à Biel-Benken (BL). Carnet de voyage: Voyage exemplaire par l’Espagne, Gibraltar, le Maroc, l’Algérie puis le Mali. Sans nouvelles depuis le 17/10/15. A disparu près de Tombouctou.
La cigogne Gonzo nous prouve que le Sahel est encore une destination hivernale pour les jeunes cigognes suisses.
Cigogne Lonja (Code : 4483). Equipée par des scientifiques suisses le 27/06/15 à Zagreb (Croatie). Carnet de voyage: Serbie, Macédoine, Grèce, presqu’île du Péloponnèse et… côte libyenne après 425 km de traversée !
Lonja a effectué la plus longue traversée en mer connue à ce jour malgré de piètres conditions physiques observées avant le lâcher.
Cigogne Erle (Code : 4482). Equipée le 22/06/15 à Bâle (BS). Carnet de voyage : voyage normal par la vallée du Rhône, l’est des Pyrénées puis hivernage en Catalogne sur la décharge de Lérida où stationnent des centaines de cigognes.
Le trajet d'Erle illustre l'importance des décharges pour l’hivernage des cigognes.
Pour aller plus loin
Parcourez l'interview de Tobias Salathé, président de Cigogne Suisse, sur son association.
Ecoutez l'ambiance dans un nid de cigognes avec Boris Jollivet!
Découvrez notre reportage sur les cigognes d'Avenches ce printemps.
Cet article fait partie du dossier
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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