Vie et mort de Cuirasso, un cerf suivi pendant 14 ans
Le photographe naturaliste belge Philippe Moës a suivi le même cerf pendant quatorze ans. Son objectif : promouvoir le vieillissement des cervidés et leur permettre, autant que possible, une mort naturelle. Portfolio.
Le photographe naturaliste belge Philippe Moës a suivi le même cerf pendant quatorze ans. Son objectif : promouvoir le vieillissement des cervidés et leur permettre, autant que possible, une mort naturelle. Portfolio.
En Wallonie, moins de 2 % des cerfs et biches meurent naturellement. L’humain étant directement responsable du reste de la mortalité. Mais si le chasseur veut prétendre à une gestion irréprochable pour remplacer les prédateurs disparus, il doit s’inspirer de ce que la nature ferait sans lui. Entre autres, respecter le sex-ratio, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de mâles et celui des femelles, qui est équilibré à la naissance, ainsi que la pyramide des âges. Or, depuis l’invention de l’arme à feu, le constat est clair : plus un cerf porte une ramure développée, plus il tombe jeune sous le coup d’une balle, la plupart du temps sans même avoir atteint le stade adulte.

Une ramure qui ne dit pas tout
Le cerf mâle porte des bois qui tombent et repoussent chaque année, toujours plus longs, massifs et, dans une moindre mesure, ramifiés. Le développement de cette ramure dépend de plusieurs critères, dont les principaux sont la génétique, le stress, la qualité de l’alimentation et l’âge de l’individu.

À l’état sauvage, la longévité naturelle du cerf dépend grandement de ce qu’il mange, car cela influe sur l’usure de ses dents.

En Wallonie, l’espérance de vie atteint péniblement 17 ans pour les mâles et 25 ans pour les femelles.

Un cerf est considéré pleinement adulte vers l’âge de 8 ans, lorsque son squelette interne est abouti et qu’il possède une qualité de sperme fécond optimale.

Cette force de l’âge dure plus ou moins jusqu’à ses 12 ans.

Au niveau de la ramure, le développement en masse et longueur se poursuit globalement, sauf soucis de santé, jusqu’à l’âge d’environ 13 ans.

S’ensuit généralement une stagnation, ou une régression légère, avant une chute parfois brutale au-delà de 15 ans. Ce phénomène, appelé ravalement, correspond à une période où l’animal va consacrer son énergie à une série de réparations liées au vieillissement du corps, plutôt que dans la repousse des bois qui deviennent accessoires face aux enjeux désormais vitaux liés à la sénilité.


19 000
Nombre de cerfs recensés en Belgique, où l’espèce se concentre dans la moitié sud de la Wallonie. Toujours absent de Flandre, le cerf élaphe a frôlé l’extinction dans le royaume au début du XX esiècle. Exception faite de quelques petites populations isolées issues d’animaux captifs retournés à l’état sauvage, les effectifs à présent florissants vivent dans les grands massifs forestiers d’Ardenne, Famenne et Gaume.

Les images de la vie
Deux principes servent les bases de ce qui va suivre. D’abord, il est impossible d’attribuer avec précision et certitude l’âge d’un cerf inconnu quand celui-ci a plus de 4 ans. Seul un suivi individuel d’année en année peut parvenir à cet exploit. Ensuite, plus un cerf prend de l’âge, plus son trophée est développé et attise l’intérêt du chasseur.
Laisser vieillir les cerfs est donc un point potentiel de convergence entre l’intérêt biologique pour l’espèce et celui du chasseur. Fort de ce constat, il y a une trentaine d’années, en Ardenne centrale, des naturalistes ont entamé un travail de suivi individuel de cerfs, par récolte de mues – bois -tombés – et -illustrations.


Après de longues années de conflit avec le monde cynégétique et parfois forestier, un rapprochement consensuel a fini par voir le jour dans les années 2000, pour déboucher sur des règlements de tir prenant enfin en compte le vieillissement individuel des ongulés. Au départ encore imparfaite, cette méthode de suivi individuel s’est muée localement en un outil de connaissance et de gestion très fine de la population.

Néanmoins, dans les zones concernées, la chasse des cerfs reste très largement encouragée dès que ceux-ci atteignent l’âge de 10 ans. Les suivis individuels ne durent ainsi que 5 ou 6 ans maximum, de la quatrième à la dixième tête. Pour ma part, j’ai tout de même réussi à suivre un individu durant quatorze ans, ce qui est tout à fait unique.

700 m
Distance à laquelle un cerf peut sentir un être humain. De quoi faire perdre la tête à cet animal sauvage dans une Belgique, où la densité humaine atteint 387 habitants/km 2en moyenne, soit respectivement 3,6 et 1,8 fois celles de France et de Suisse. Le grand mammifère est chassé depuis la nuit des temps en Belgique où il demeure très farouche. Il s’active donc entre le coucher et le lever du soleil. Son observation est également rendue très compliquée par la législation wallonne qui interdit aux promeneurs de quitter les chemins et sentiers forestiers.
Cuirasso, le vénérable
En 2006, j’observe un jeune cerf affublé d’une véritable cuirasse de boue, qui lui vaudra son nom. Petits andouillers d’attaque, ramure fermée, médians paresseux, merrains plutôt fins.

Cuirasso est un jeune cerf assez banal en somme, mais assez caractéristique pour l’identifier sur des clichés de l’année précédente. Dès l’âge de 4 ans, il revient chaque automne dans la même zone, comme s’il savait que tôt ou tard, il s’y -imposerait. Systématiquement évincé durant plusieurs saisons consécutives, il lui faut patienter jusqu’à sa septième tête pour enfin s’afficher en maître de place.

Par la suite, il développe une ramure aux dimensions supérieures à la moyenne. Au cours de son dixième automne, il essuie un tir, mais ne tombe pas sous la balle et s’enfuit pour ne plus jamais réapparaître cette année-là. Blessé ? Mort dans un fourré ? Manqué ? Ses mues ramassées à 7 km de là au printemps suivant ont permis de répondre à la question.

L’automne suivant, à l’instar d’un autre cerf bien connu ayant été blessé dans les mêmes circonstances, Cuirasso décale son activité de séducteur d’environ 2 km, où il revient bramer chaque automne jusqu’à sa 14e tête. À 16 ans, désormais ravalant, il est observé vivant une dernière fois (identifié grâce à ses oreilles), avant de mourir de manière naturelle au stade de ravalant daguet, à l’âge de 17 ans.

Photographies @ Philippe Moës

Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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