Une nuit avec les cerfs

Un râle profond résonne dans la forêt. Ainsi commencent les premières notes de la symphonie des cerfs.

Un râle profond résonne dans la forêt. Ainsi commencent les premières notes de la symphonie des cerfs.

Une nuit avec les cerfs - Revue Salamandre 289 chevallier

Chaque année, le brame annonce le rut. Une ambiance qui s’écoute davantage qu’elle ne s’observe, pour préserver l’intimité de l’animal dans cette période clé.
Récit d’affût dans les Pyrénées ariégeoises.

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Pyrénées ariégeoises, 6 octobre. L’obscurité s’étend sur la forêt et les appels se font plus nombreux. L’espace sonore est peu à peu envahi par les cris vindicatifs. Le soleil couchant a ouvert le rideau, tous les protagonistes de cette pièce nocturne sont désormais prêts à entrer en scène. Dans les coulisses boisées, chacun chauffe son plus beau timbre.

Ce soir, il n’y aura pas de chef d’orchestre pour harmoniser la nuit des cerfs, tous joueront une partie de soliste. Le brame, c’est le marronnier naturaliste dont personne ne se lasse, le rendez-vous de l’automne : les mâles sont en rut et les vallées alentour résonnent au rythme de leurs appels effrénés. J’assiste à ce spectacle depuis presque dix ans, mais c’est la première fois que je m’apprête à le savourer une nuit durant.

Je serai aux premières loges de cette pièce dont les actes principaux se jouent à huis clos, sous l’éclairage intime d’un croissant de lune. Cet après-midi, j’ai placé ma tente en lisière, proche d’une place de rut, ces zones de prairies où les cerfs s’aventurent pour déclamer. Devoir de discrétion oblige, j’ai pris soin de recouvrir mon abri avec un filet de camouflage et quelques fougères. Dans la nuit fraîchement installée, la flamme de mon réchaud vacille. Elle fait crépiter mes raviolis agrémentés de quelques girolles. Tous mes sens sont en alerte, j’ai l’impression d’entendre les appels de plus en plus proche, de plus en plus fort. C’est vraiment impressionnant.

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J’ai rarement eu peur dans la nature, mais j’ai ce soir la sensation d’être au cœur d’une scène où je n’ai pas ma place. Parmi ces tirades aux accents pleins de testostérone, je suis renvoyé à ma condition animale. En Europe, des siècles de persécutions ont laissé des stigmates sur le comportement de la faune sauvage à notre égard. Notre simple présence suffit habituellement à faire fuir la moindre âme qui vive. Mais pas ce soir. Ce soir, l’instinct primaire reprend sa juste place sur l’empreinte humaine.

Dictée musicale

Un brame retentit un peu trop proche à mon goût. Je finis de manger à la hâte, range mes affaires et ferme la tente. Au sein de ce mince écrin d’étoffe, je me sens paradoxalement en sécurité. Avoir un toit sur la tête fait définitivement partie des besoins fondamentaux. Aux alentours, c’est plutôt l’instinct de reproduction qui supplante toutes les autres nécessités. Pour ces ongulés, les longs râles servent à revendiquer un territoire et séduire une harde de biches. Des études scientifiques montrent d’ailleurs que les femelles sont plutôt attirées par l’amplitude du timbre des mâles.

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Je m’amuse à comparer leurs discours. Ils ne partent pas tous de la même note fondamentale, mais constituent tous un arpège long et plaintif venant des tripes. Une quarte, une quinte, une octave… Ils ne sont d’ailleurs pas raccord non plus sur l’intervalle qui assoit leur présence.

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Le temps passe et le chœur vire à la cacophonie. Tous ont une tessiture de basse qui résonne dans les vallées environnantes. Je pensais que les vieux mâles avaient une voix plus profonde que les jeunes. Que l’expérience avait poli leur timbre, le rendant plus impressionnant. Mais en réalité, c’est surtout le patrimoine génétique qui compte. Un jeune cerf peut avoir une voix aussi grave qu’un plus ancien.

Un individu sur ma gauche s’exprime justement avec plus de force que les autres. Je l’imagine avec une belle ramure. Mais là aussi, l’habit ne fait pas le moine, car de jeunes animaux peuvent arborer des bois très ramifiés. Face à la concurrence, c’est lui le ténor de l’arène. Tout proche de ma tente, un autre cerf pousse de courts cris rauques : Rah ! Rah ! Il ne peut s’empêcher d’être titillé par le discours de ses pairs. Parfois, c’en est trop. Il s’élance alors dans une vocalise hasardeuse qui ne prend pas.
Peut-être est-ce la première année qu’il se prête à l’exercice ? En tout cas, il semble vouloir camper sur ses positions, la nuit promet d’être courte.

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Pourtant, un semblant de silence apparaît soudain. Seuls perdurent quelques brames au loin. Deux à trois secondes qui suffisent à suspendre le temps. Je ne peux m’empêcher d’attendre les prochaines salves gutturales. L’accalmie est de courte durée et le chœur repart de plus belle. Certains modulent leur texte, laissant retomber rapidement la note d’arrivée vers la fondamentale, avec maladresse. Une tentative ratée ? Ou un moindre effort, suffisant pour signaler une présence qui se veut durable ? Il se fait tard et l’ambiance sonore est désormais saturée par les inflexions des cervidés. Je tends l’oreille et perçois le vent qui agite les feuilles mortes de la litière forestière. Au loin, le hululement timide d’une chouette hulotte apporte un peu de subtilité au milieu des échos telluriques.

Rauque star

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Il y a maintenant au moins sept cerfs tout autour de moi. L’atmosphère est intense. Je viens ici chaque année depuis quatre ans. Fin septembre, j’étais passé écouter les appels de la nuit. Deux ou trois individus avaient entamé les hostilités. Mais cette semaine, on est dans le pic de la période de reproduction qui dure environ un mois. Pendant ce cycle, les cerfs sont fragiles. Ils boivent peu, ne mangent presque plus et peuvent perdre jusqu’à 20 % de leur poids. Ils ne pensent qu’à une chose : défendre leur territoire et se reproduire. Ils sont donc très sensibles au dérangement humain. Avant, j’avais l’impression d’être un des seuls à les observer dans le coin. Mais, ces dernières années, ici comme partout, le spectacle attire d’autres curieux. Hélas, tous n’ont pas le mode d’emploi.

Hier soir, alors que j’étais en affût depuis plus de deux heures avant la tombée du jour, j’ai pu observer quelqu’un à découvert, venant prendre des photos à l’approche. Plus loin, un couple se tenait derrière un arbre, sans tenue de camouflage… Tout le monde dérange, et j’ai conscience que moi aussi.

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C’est pourquoi je n’assiste à cette représentation qu’une à deux fois par an, en prenant de grandes précautions. L’engouement du public peut être critique pour ces seigneurs forestiers. Chaque fuite est une précieuse ressource énergétique gaspillée. Sans compter que les biches ne sont fécondes que vingt-quatre heures tous les dix-huit jours… Toute perturbation de cet équilibre naturel peut être fatale au bon déroulement de la reproduction. Ajoutez à cela la présence de nombreux cueilleurs de champignons et, bien pire, la chasse, et vous tenez la recette du parfait désordre. Par chance, cette nuit, je suis seul. Je ne sortirai qu’au matin, quand les bêtes auront quitté la scène. Parmi les brames en canon, je perçois un éclat. Puis un deuxième, aussitôt accompagné d’un frottement. C’est le son des bois qui s’entrechoquent. Plus rien d’autre n’existe alors.

C’est le dénouement d’une litanie d’intimidations. J’entends le bruit sourd des pas saccadés qui illustrent la force de la lutte. Un autre choc retentit. Les bois raclent de concert avec des râles agacés. Au terme d’une lutte de plusieurs minutes, un retentissement puissant et décisif clôt alors la joute. Quelques notes balbutiantes et voilà que retentit un brame victorieux. Je pense reconnaître l’individu à la tessiture de basse. Ce soir, c’est probablement lui la rauque star.

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Le cerf vaincu s’est enfui. Les affrontements sont très rarement létaux, bien qu’ils fassent des blessés. Ce moment m’a captivé, j’ai même eu l’impression que durant cette bataille, les autres cris se faisaient plus rares.
La forêt tout entière était-elle aussi à l’écoute ? Je me demande comment réagissent les biches dans tout ce vacarme. Je note que les cris du cerf le plus proche de moi se précisent au gré des essais. Peut-être prend-il exemple sur ses pairs…

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Effet de cerf

Au milieu de la nuit, je remarque que je n’ai plus l’appréhension d’être là. Je savoure le privilège. Le brame finit par me bercer et je réussis même à somnoler. Je ne peux m’empêcher de songer à l’effet que devait évoquer ce spectacle pour les premiers hommes et femmes qui foulaient cette Terre. Inquiétude ? Fascination ?
Au loin, la rumeur du ruisseau et le souffle de la brise remontent de la vallée. Quelques gouttes annoncent l’arrivée d’une averse. L’eau calme les ardeurs et les vibrations graves se font alors plus rares. Je m’endors l’espace d’une heure ou deux.

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Au petit matin, je sors discrètement de la tente. Le chœur s’est enfoncé profondément dans la forêt, quatre derniers choristes tiennent le public en haleine. L’air est frais, les feuilles des hêtres jaunissent et l’odeur de l’humus s’élève. Le soleil passe au-dessus de la montagne. Il annonce la fin de cette nuit de feu et un entracte bienvenu pour ces grands acteurs. En redescendant, je passe à proximité de la place de brame qui m’a captivé la nuit durant. Des crottes sont dispersées, l’herbe est pliée et la terre retournée par les cerfs excités. Ces quelques images créent une esquisse dans mon imaginaire. Moi qui n’avais que les oreilles pour me représenter le show nocturne. La prochaine représentation aura immanquablement lieu ce soir.
Si public il y a, j’espère qu’il sera discret.

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Illustrations : Jean Chevallier / sons marc Namblard

Couverture de La Salamandre n°289

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 289  Août - Septembre 2025
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