Le cerf, entre chiens et loups

Très rare dans les années 1950, le cerf élaphe a été réintroduit dans plusieurs régions de France. Aujourd’hui, il a recolonisé près de la moitié du pays et ses effectifs dérangent. Enquête, entre gestion au fusil et naturalité.

Très rare dans les années 1950, le cerf élaphe a été réintroduit dans plusieurs régions de France. Aujourd’hui, il a recolonisé près de la moitié du pays et ses effectifs dérangent. Enquête, entre gestion au fusil et naturalité.

Cerfs dossier entre chiens et loups revue salamandre 289

De nos jours, les populations de cerfs se portent bien en France. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Au milieu du XXe siècle, ces animaux se faisaient rares. Les chasseurs étaient accusés d’en tuer trop et il y avait une attente du grand public pour en observer à nouveau. « Cela a notamment motivé la création de plans de chasse qui se voulaient plutôt conservateurs », déclare Maryline Pellerin, cheffe adjointe au service conservation et gestion durable des espèces exploitées de l’Office français de la biodiversité (OFB).

En parallèle, il y a eu des réintroductions en provenance des forêts de Chambord (Centre-Val de Loire) et de la Petite-Pierre (Alsace). L’aire de répartition du cerf a ainsi triplé entre 1987 et 2021 et évolue encore. « La dernière enquête montre que le cervidé n’occupe que 58 % des forêts françaises. Cela veut dire que près de la moitié sont encore colonisables », précise Maryline Pellerin. Les taux de tirs, aussi appelés prélèvements, ont augmenté en conséquence : 2 339 cerfs tués en 1973, contre 70 000 en moyenne ces dernières années, jusqu’à atteindre 87 202 en 2024, soit 35 fois plus qu’il y a cinquante ans.

Le roi déchu

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@ Fabrice Cahez

Mais le retour en force de cet ongulé ne convient pas à tout le monde. Les cerfs, comme les chevreuils, sont des herbivores efficaces. Les cervidés ont de l’appétit pour les jeunes arbres fruitiers tels que les pommiers, les poiriers, ou les merisiers. Mais aussi pour les chênes, dont ceux plantés dans la sylviculture. Et lorsque ces mammifères sont en forte densité, cela cause des problématiques de régénération forestière. « Les cerfs causent trois types de dégâts : ils abroutissent les arbres, c’est-à-dire qu’ils grignotent les jeunes pousses, ils frottent leurs bois contre l’écorce pour marquer leur territoire, et la consomment pour leur alimentation et en cas de stress », explique Sylvain Pillon, chef de projet environnement et équilibre forêt-gibier au Centre national de la propriété forestière (CNPF). Cet organisme est garant d’une gestion durable des forêts privées, qui couvrent 75 % des boisements français. Au-delà de 20 ha, tout propriétaire est obligé de rédiger un plan de gestion qu’il devra faire approuver par le CNPF.

@ Alessandro Staehli @ Théo Tzélépoglou @ CNPF / C.Loudun

« Chaque année, les cerfs renouvellent leurs bois qui peuvent peser jusqu’à 11 kg. Pour cela, entre autres, leurs besoins alimentaires sont énormes. Ainsi, dans certaines zones, on a des arbres de 20 ans qui font à peine 1 m de haut à force d’être abroutis ! », s’alarme Sylvain Pillon. « Dans les hêtraies-chênaies, ils préfèrent consommer les chênes. On obtient quand même une belle hêtraie, mais il y a un autre problème : dans cinquante ans, cette perte de diversité et la prédominance de hêtres moins adaptés au réchauffement climatique risquent d’aboutir à une forêt dépérissante », analyse-t-il.

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@ Christophe Salin

L’enjeu actuel, de taille pour les forestiers, c’est le renouvellement. L’impact du changement climatique crée une pression très rapide sur l’équilibre de ces écosystèmes. Les essences locales ne sont pas toutes adaptées au climat de demain. Si l’on ajoute à cela les scolytes, des coléoptères xylophages qui déciment les épicéas, puis l’impact des herbivores, c’est toute la conservation des massifs forestiers qui devient délicate. Certaines régions comme le Grand Est, la Nouvelle-Aquitaine et le Centre sont particulièrement touchées par ces problématiques.

Les forestiers estiment l’impact économique en comptant les plants consommés sur une surface donnée. En dessous de 15 %, les animaux sont en équilibre avec la gestion de la forêt. Entre 15 et 25 %, la surdensité devient problématique pour celle-ci. « Au-delà de 25 %, c’est catastrophique, car il ne reste plus assez de jeunes arbres », précise Sylvain Pillon. Une forêt en bonne santé écologique et économique doit être constituée d’arbres d’âges variés. Les jeunes spécimens consommés vont survivre, mais le bois sera de moins bonne qualité, et perdra ainsi de leur valeur financière. Or, renouveler un hectare coûte entre 5 000 et 10 000 euros. « La logique des propriétaires privés n’est pas de s’enrichir, mais d’entretenir la forêt pour leurs descendants et pour cela il faut qu’elle rapporte un minimum », clarifie Sylvain Pillon.

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@ Alessandro Staehli

Dans les boisements publics gérés par l’Office national des forêts (ONF), une partie de l’opinion appelle souvent à sanctuariser les milieux. Mais la gestion doit aussi assurer les besoins en bois de chauffe et de construction.

« Si vous laissez le milieu en libre évolution, ce ne sera plus une forêt de production. Il va y avoir une régulation naturelle, les cerfs vont devenir trop nombreux et décliner à terme par manque de nourriture ou du fait de maladies », déclare Michel Romanski, responsable de l’unité territoriale de la forêt de Chaux à l’ONF, dans le Jura. « Les espèces pionnières comme le bouleau ou le tremble prendront le dessus sur les espèces de production, et elles n’intéressent personne économiquement. »

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Dans cette région, les problématiques liées aux cervidés sont parmi les plus importantes de France.

Éviter la balle

Si les tableaux de chasse annuels sont publiés depuis 1973, il n’existe pour autant pas d’estimation précise des effectifs nationaux de cerfs élaphes. Pourtant, chaque année, des comptages locaux sont effectués la nuit en suivant des trajets réguliers. En outre, les scientifiques collectent des mesures biologiques sur les animaux tués durant la chasse, afin d’évaluer leur état de santé. En fonction des résultats, on estime l’évolution des populations locales. Celle-ci est affinée avec le taux d’abroutissement dans les forêts. « Ces données nécessitent une analyse qui nous indiquera si on doit prélever plus ou moins l’année suivante », déclare Matthieu Salvaudon, directeur Service dégâts de gibiers à la Fédération nationale des chasseurs. Malgré les analyses, les acteurs du territoire n’ont pas tous la même vision des choses. Les forestiers souhaitent voir des effectifs de cervidés plus faibles alors que les usagers du territoire se sont habitués à en observer plus et contestent souvent le bienfondé des prélèvements. Chez les chasseurs, il subsiste parfois la peur de tuer trop d’animaux et d’épuiser la ressource.

« Il faudrait aussi tirer les biches et ne pas chercher à prélever en priorité les beaux cerfs pour avoir des trophées… », précise Sylvain Pillon.

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@ Christophe Pérelle

De son côté, Michel Romanski rappelle que pour la plupart des gens, « la richesse biologique, ce sont les grands animaux. Quand je montre des mousses, des lichens ou une mouche rare qui a 3 Ma, ça ne fait rêver personne. Pourtant, ils font partie de la biodiversité de la forêt de Chaux que l’on doit aussi préserver… »

Pour le chasseur Matthieu Salvaudon, il existe des méthodes de gestion forestière qui peuvent éviter les tirs.

« Il s’agit de ne pas reboiser certaines zones, de créer des microtrouées dans la forêt, favoriser des lisières où poussent des végétaux attractifs et créer des zones de prairies.»

Ces mesures détourneraient les ongulés des zones de production. À l’origine, le cerf est une espèce de plaine dont la moitié du régime alimentaire est constitué d’herbacées. Il s’est réfugié dans les forêts du fait de l’activité humaine croissante. Il peut donc aussi causer des dégâts sur les parcelles agricoles, lorsqu’il s’y aventure. Jusqu’à présent, ce sont aux fédérations de chasse d’indemniser les agriculteurs lésés, même si celles-ci ne le souhaitent plus. Pourtant, l’État les aide : 19 millions d’euros ont notamment été versés en 2022. Dans la liste des mesures qui permettraient d’éviter des tirs, des documents de l’ONF et de la Fédération nationale des chasseurs stipulent qu’il est possible de planter des fruitiers qui détournent la consommation des animaux. La création de zones de quiétude non exploitées semble également efficace.

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@ Clément Pappalardo

Parfois, il existe des contraintes biologiques liées aux propriétés du sol. En forêt de Chaux, le sol est acide, donc plutôt pauvre. Il n’y a dès lors pas une grande variété d’espèces végétales, et la pression de prédation sur les essences de production y est d’autant plus élevée. « Ce n’est pas parce qu’on ouvre des clairières qu’on va avoir une explosion d’espèces appétantes de substitution pour le cerf », précise Michel Romanski.

Et pour Sylvain Pillon, ces mesures d’accompagnement sont nécessaires, mais ne suffisent souvent pas : « Pour retrouver l’équilibre et avoir des animaux et une forêt en bonne santé, il faut souvent avoir le courage d’augmenter fortement les prélèvements. » Pour protéger les semis et les plantations, les forestiers sont obligés de mettre des grillages en plastique, moins cher que le métal. « C’est une ineptie écologique et ça crée des obstacles au déplacement de la faune », précise le forestier au CNPF. « Aujourd’hui, le régulateur, c’est le chasseur. Ça peut paraître choquant, je sais, mais une cartouche coûte 3 euros alors que 8 ha de grillage coûtent 22 000 euros… », ajoute de son côté le cadre de l’ONF avec pragmatisme.

Pour protéger les plantations de l’écorçage et l’abroutissage, les forestiers utilisent des protections individuelles en plastique et des grillages en métal.
Pour protéger les plantations de l’écorçage et l’abroutissage, les forestiers utilisent des protections individuelles en plastique et des grillages en métal. @ CNPF / A.De.Lauriston

Et les dents du loup ?

Mais qu’en est-il des solutions naturelles ? Le retour du loup, prédateur du cerf, pourrait endiguer la surpopulation de l’une de ses proies favorites. Mais pour Sylvain Pillon, Michel Romanski et Maryline Pellerin, l’impact du canidé ne serait pas suffisant. « Il faudrait énormément de loups pour réguler les cerfs, et en plus ils ne s’attaqueraient pas forcément aux biches ou cerfs adultes en premier lieu, alors que ce sont les moteurs de la dynamique de la population, mais plutôt aux vieux ou aux jeunes animaux », explique la cheffe de service de l’OFB.

Des études montrent pourtant que le retour du loup suffit à instaurer un climat de méfiance, qui disperse les ongulés. Cela les empêche de se concentrer et évite ainsi des dégâts. « Depuis 2010, nos comptages avec des forestiers et les chasseurs locaux montrent que l’on voit moins de cerfs suite au retour du loup », témoigne Gilles Blanc, technicien de gestion au Conservatoire d’espaces naturels, dans le Vaucluse. « Y a-t-il moins de cerfs ou sont-ils plus discrets ? », s’interroge-t-il. Même si le scientifique est prudent sur la démographie de la population, il constate que « là où on observait des hardes de 60 biches, on n’en observe plus que cinq en moyenne… ».

biche entre chiens et loups cerf elaphe revue salamandre 289

Mieux accompagner le retour du grand prédateur pourrait être un outil supplémentaire pour équilibrer les populations de cerfs, mais, selon Maryline Pellerin, « le loup peut influencer la répartition spatiale des animaux et leur abondance. » En d’autres termes, le canidé pousserait les animaux à fuir en plaine, créant potentiellement des dégâts sur les cultures. Il n’empêche que, face à la démographie galopante des cervidés, les chasseurs semblent être dépassés localement et « le devoir de chasser prend le pas sur le loisir », selon Matthieu Salvaudon. Une proposition d’arrêtés préfectoraux avait même été soumise pour lancer la chasse au cerf durant le printemps, surtout en montagne, où les conditions d’accès sont plus faciles que le reste de l’année. Un projet qui n’a pas reçu un bon accueil lors des consultations publiques. En effet, l’ouverture de la chasse est déjà contestée durant le brame, à l’automne, une période où l’animal est fragile et son approche facile.

Danny Green - NaturePL entre chiens et loups dossier cerf salamandre 289
@ Danny Green - NaturePL

Pour le naturaliste Pierre Rigaux, c’est tout le modèle cynégétique qui est un échec. Ce militant prône le recours à des tireurs professionnels si nécessaire, comme pratiqué dans le canton de Genève. « Si la chasse de loisir avait résolu les problèmes de cohabitation, on le saurait. Ça fait soixante ans que ça ne fonctionne pas. Il y a de l’agrainage abusif, les sangliers pullulent et ne parlons pas de l’ONF qui organise des chasses aux trophées dont l’utilité sur la régulation est nulle », lance l’auteur du livre Pas de fusils dans la nature. Ce type de chasse de loisir peut en effet rapporter plusieurs milliers d’euros en fonction de la taille des bois de l’animal chassé. Pierre Rigaux s’interroge : « Comment mesurer l’efficacité du loup si on ne revoit pas la politique qui vise à éliminer tout individu qui s’aventure en dehors de l’arc alpin ? »

Un récent rapport illustre justement que près de 90 % du régime alimentaire des loups du massif de la Sainte-Victoire, proche de Marseille, serait constitué de sangliers. Le cerf est absent de cette zone où les sangliers sont nombreux. L’espèce s’adapterait donc sans surprise à l’abondance de la ressource…

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@ Teddy et Didier BRACARD

Une autre forêt est possible

Pour l’écologue forestière Annik Schnitzler, le modèle d’exploitation français en demande trop aux forêts. « On veut beaucoup de bois, donc on fait de la forêt une espèce d’usine dans laquelle la grande faune sauvage n’a pas de place », déclare-t-elle. Elle prône une sylviculture douce, comme certains modèles à l’étranger : « En Croatie ou en Biélorussie par exemple, le but est de conserver une canopée fermée. Il y a moins de lumière, donc moins de jeunes pousses à manger pour les populations de cerfs. Les arbres ont le temps de vieillir et cela valorise le beau bois de vente. Ils sont aussi régulés par les grands prédateurs... » Pour la scientifique, il faudrait aussi arrêter l’exploitation de grandes plaines d’agriculture intensive qui offrent d’importantes réserves de nourriture pour ces animaux. Selon les travaux de l’écologue, le cerf permet aussi de disperser les graines des arbres et favorise donc la régénération forestière. Il lutte aussi contre la propagation de la maladie de Lyme, puisqu’il peut être mordu par une tique porteuse de la bactérie pathogène, mais ne peut pas développer la maladie. Il ne la transmettra donc pas... « On mélange beaucoup écologie et économie, on veut rester dans l’intensif et on tue tous les animaux sauvages qui nous dérangent... », conclut Annik Schnitzler avec philosophie.

Face à l’augmentation numérique et géographique des cervidés, une réflexion est en cours au niveau national. Le sujet rappelle qu’il est complexe de concilier les réalités et les besoins des différents usagers d’un territoire avec une certaine idée de naturalité. La question du cerf et de la forêt montre que la place que nous laissons à la nature est plus que jamais un choix de société.

Cervus - Teddy et Didier BRACARD (5)
@ Teddy et Didier BRACARD
Couverture de La Salamandre n°289

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 289  Août - Septembre 2025, article initialement paru sous le titre "Entre chiens et loups"
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