Hommage à une rivière
Qui prête vraiment attention à la rivière, ce fil d’eau et d’histoire qui coule inlassablement ? Dédicace à un cours d'eau en prose et en dessin.
Qui prête vraiment attention à la rivière, ce fil d’eau et d’histoire qui coule inlassablement ? Dédicace à un cours d'eau en prose et en dessin.
Ce jour de fin février est parfait pour te rendre visite, c’est à cette saison que je te préfère. Le saule marsault qui garde ton méandre s’est fraîchement paré d’or. Il trône en roi parmi des arbres gris et nus de cette fin d’hiver. Dissimulées parmi ses chatons étincelants, deux mésanges boréales égrainent quelques notes électriques. Je suis repéré, puis toléré, et peut-être même accueilli par les furtifs volatiles. Impatient, j’emprunte la coulée toboggan des ragondins et des castors pour rejoindre mon poste favori. Me voilà bientôt assis sur le bloc calcaire que tantôt tu caresses, tantôt tu fouettes, selon tes humeurs. Tu es belle, claire, bleue, verte ou grise… changeante. Incolore en fait, juste un miroir pour le ciel, les nuages et les branches. Mais comment vas-tu, ma rivière ?
Grandes eaux
L’ensemble des rivières, ruisseaux, canaux, eaux souterraines et lacs constitue le réseau hydrographique. En Suisse, sa longueur est estimée à 65 000 km, soit l’équivalent de 1,6 fois le tour de la Terre. En France métropolitaine, si l’on mettait bout à bout les seules rivières, cela représenterait 429 000 km, soit 10 fois le périmètre de notre planète ou un peu plus que la distance Terre-Lune !
Je me souviens de ta rage il y a quelques semaines. Je t’entendais hurler depuis la maison. Enfin, je dis rage, mais j’interprète sûrement. Et si c’était de la joie, finalement ? Chargée de pluie, de ruissellements, d’affluents et de neiges évanouies, tu charriais des troncs arrachés à tes rives. Je me rappelle les cincles et les martins-pêcheurs qui patientaient haut perchés. Dans ces moments-là, harles et cormorans te défient avec leurs pouvoirs quasi surnaturels. Les guetter résister à ta force avec aisance, les surprendre en pêche fructueuse dans tes eaux brunes… quel spectacle !
Ce matin, tu es apaisée. Au point même que tes grèves et îlots de galets affleurent, immaculés. Une aubaine pour la bergeronnette des ruisseaux qui picore de menus insectes en hochant sans cesse la queue. Comment vas-tu ? disais-je. Je m’inquiète pour toi. Je connais tes blessures, les petits barrages, les digues anciennes ou encore ces enrochements tenaces que tu as fini par tolérer. Je sais aussi les difficultés que tu rencontres à faire baisser ta fièvre, la peine que tu éprouves à recouvrer ta fraîcheur vitale. L’hiver est un répit de plus en plus bref. Comme toi, je crains l’été qui se montre chaque année plus long.
Je suis ton riverain, ton voisin. Je veille sur toi autant que je peux, mais je me sens impuissant devant les nombreux maux qui t’affectent. Aujourd’hui tout particulièrement, je redoute un péril printanier qui s’annonce. Je sens son odeur. Les prairies qui te bordent sont aspergées d’une mixture vicieuse, censée fertiliser les herbages, mais qui asphyxie tes poissons. Ces tonnes d’excréments et d’urine de bétail, accumulées durant l’hiver dans les fermes du voisinage et en amont, finiront subrepticement par rejoindre ton lit. Avec la prochaine averse, ces effluents putrides vont te contaminer immanquablement. Phryganes, chabots et libellules ne font pas le poids face à l’économie du fromage et de la viande. Et comme si cela ne suffisait pas, aucun militant David ne parvient à empêcher Goliath d’épandre aussi du glyphosate, là, tout près de toi. Ton débit suffira-t-il à te débarrasser de ces infusions mortifères ? La question n’a pas de sens, je le sais. Ton courant déplacera le mal en aval, tu intoxiqueras ton grand frère le fleuve qui à son tour vomira en mer ce cocktail nocif…
Eaux troubles
En France, seulement 43,4 % des fleuves, rivières et ruisseaux sont évalués en bon ou très bon état de conservation. Un cours d’eau sur cinq est même considéré comme étant dans un état médiocre ou mauvais. En Suisse, 30 % des stations étudiées ne rempliraient pas des conditions de vie suffisantes pour la biodiversité aquatique.
Je commence à avoir sérieusement le bourdon quand, ironie du sort, l’insecte éponyme m’en extirpe. Le butineur précoce passe d’une fleur de saule à un tapis d’anémones dans une danse printanière maladroite mais réjouissante. Cela suffit à inverser l’énergie du moment : mon regard à nouveau contemplatif surprend le goujon, puis le héron. Je me prends à rêver qu’une truite sauvage est à l’affût sous l’épais chevelu de racines du grand peuplier d’en face. Je vibre à l’idée que l’esprit de la loutre est de retour et que rien ne serait irréparable. Chère rivière, j’ai envie de croire que tu es immortelle, que tu nous survivras.
Ton débit de cours d’eau moyen n’impressionne pas au premier abord. Mais tout compte fait, depuis que je vis à tes côtés, tu as écoulé 80 milliards de m3 d’eau douce. Rien de moins que 1 000 fois le volume du lac Léman ! Quelle puissance ! Littéralement, tu ne fais que passer. Pour les potamots, les écrevisses, les agrions ou les poules d’eau, tu es une sorte de maison filante, jamais la même, chaque seconde renouvelée. Furtive. En définitive, depuis que j’ai commencé à te parler ce matin, tu n’as fait que m’abandonner à chaque seconde, comme un adieu perpétuel. A mon tour de te quitter, précieuse onde, sur ces considérations étrangement réconfortantes. Mes mouvements font décoller une troupe de sarcelles d’hiver. Plus je m’éloigne et moins ton souffle gronde. Je sais qu’il ne s’éteindra pas complètement, je l’entends depuis la maison. Tu me prives d’ailleurs d’un silence parfois précieux, mais je te pardonne sans détour. Et j’espère au contraire qu’aucun été ne sera assez aride pour te faire taire.
Eaux précieuses
Le WWF Suisse recense les plus belles rivières du pays et agit pour leur préservation. Portions ou cours d’eau entiers, ces paradis aquatiques sont appelés Perles de rivière par l’ONG qui en dénombre 64 à l’échelle nationale. La Singine, située à la frontière des cantons de Fribourg et de Berne, est la plus longue. Elle détient en outre la palme de la rivière la plus sauvage du versant nord des Alpes.
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Cet article est extrait de la Revue Salamandre
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