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Faut-il couler le bois de Ballens dans le béton ?

Alors que la mise à l’enquête du méga-projet de gravière creusée dans le bois de Ballens (Vaud) est attendue pour début 2026, les opposants au projet s’activent pour mettre l’opinion publique de leur côté et sauver putois, grand-murin et orchidées d’une disparition programmée. Reportage.

Alors que la mise à l’enquête du méga-projet de gravière creusée dans le bois de Ballens (Vaud) est attendue pour début 2026, les opposants au projet s’activent pour mettre l’opinion publique de leur côté et sauver putois, grand-murin et orchidées d’une disparition programmée. Reportage.

La lutte pour sauver une forêt des lames et chenilles de bulldozers ne se joue pas qu’en occupant des arbres. En juin 2024, des activistes du collectif des Grondements des terres avaient occupé le bois de Ballens, non loin de Morges (Vaud) pour protester contre la disparition programmée de tout un pan de celle-ci que le cimentier Holcim doit transformer en gravière à partir de 2027. Mais, les activistes avaient finalement plié bagage au bout de quelques semaines avant que la police n’intervienne – contrairement à la Zad qui s’était établie durant tout un hiver sur la colline du Mormont.

Après ce recul des opposants au projet sur le terrain, le combat se poursuit désormais via des réunions d’information où les membres de l’Association pour la sauvegarde des bois de Ballens et environs (ASBBE) tentent de convaincre la population locale du bien-fondé de leur opposition à l’exploitation du sous-sol forestier. Car pour faire reculer les autorités cantonales, qui sont pro-carrière, l’ASBBE ne peut s’appuyer que sur la force du nombre.

L’association a donc multiplié les rencontres avec les habitants du coin pendant tout l’automne. Le 4 novembre, c’est dans l’une des salles de la Maison des associations de Morges, à quelques centaines de mètres du Léman, que nous avons assisté à une réunion d’information autour du projet de méga-gravière, pour prendre le pouls de cette lutte environnementale.

L’équivalent de 3 pyramides de Khéops

Devant une trentaine de personnes, c’est d’abord Cédric Gendre, le coprésident de l'association qui a rappelé le contexte de ce dossier brûlant. Pour sécuriser sa production de béton, qui nécessite d’extraire du sable et des graviers, le canton de Vaud met à jour tous les 10 ans son Plan directeur des carrières (PDCar). Ce document a été revu à l’automne 2025 et valide l’exploitation d’un énorme gisement, qui doit assurer l’approvisionnement du canton pour plusieurs décennies.

La première concession du bois de Ballens a été attribuée au cimentier Holcim.
La concession attribuée au cimentier Holcim contient 8,2 millions de m3 de graviers. / © OleksKao - stock.adobe.com

Ce méga-gisement se situe donc sous la forêt de la commune de Ballens, que l’on nomme aussi bois du Sépey. La première concession, d’une taille de 60 ha, dont 43 ha de forêt (soit 60 terrains de football), a été attribuée à la multinationale Holcim, qui doit en débuter l’exploitation au plus tôt en 2027. Ce premier gisement contient 8,2 millions de m3 de graviers, soit l’équivalent de 3 pyramides de Khéops. Sa valeur est estimée à 500 millions de francs. Une deuxième gravière, d’une superficie de 30 ha, pourrait être exploitée, mais son attribution fait l’objet d’un contentieux entre Holcim et Orllati, autre géant du secteur.

Nous avons consulté le PDCar vaudois pour nous rendre compte de l’importance de cette carrière. Dans le document produit par l’administration cantonale, il est estimé qu’une fois atteinte la pleine capacité d’extraction, à partir de 2040, environ 600 000 tonnes de graviers en seront tirées chaque année. Soit près de trois quarts de la production totale du canton. Grosso modo, dans un futur proche, les autorités misent quasi uniquement sur cet approvisionnement en matière brute pour la confection du béton local – les gravières existantes seront épuisées et les autres gisements potentiels ne sont pas exploitables.

Il existe des alternatives au béton

Dans l’équation, il y a évidemment un élément qui ne plaît pas à certains Vaudois : la destruction de la forêt de Ballens. Le genre de coupe massive qui contribue grandement à la raréfaction des habitats naturels, déjà en recul un peu partout en Suisse. Ce qui fragilise toujours davantage certaines populations végétales ou animales.

Parlons par exemple d’une chauve-souris massive et fascinante qui peuple le bois du Sépey : le grand murin. Ce chiroptère, classé vulnérable sur la liste rouge des espèces menacées, se regroupe dans les grottes à la mi-août pour s’accoupler. La mise à bas ne se produit qu’en juin de l’année suivante après la longue hibernation des individus. Les jeunes tentent alors leur premier vol vers 3-4 semaines et les premières sorties après un mois. Mais ce qui fait la singularité du grand murin, c’est qu’il se nourrit principalement de gros scarabées rampants à l’odeur désagréable. En conséquence, ce chiroptère dégage parfois une senteur semblable !

Lire aussi: Pourquoi les chauves-souris se rassemblent-elles à l’automne ?

Le grand murin, une espèce présente dans le bois de Ballens.
Le grand murin est vulnérable. Il figure sur la liste rouge des espèces menacées. / © Sergey Ryzhkov - stock.adobe.com

On peut aussi citer parmi les habitants du bois de Ballens le discret putois, également classé comme vulnérable, ou encore des orchidées sauvages protégées comme l’épipactis à larges feuilles et la listère à feuilles ovales. Et rappelons qu’il faudrait au moins 200 ans pour que l’écosystème se reconstitue avec ses arbres, champignons, bois mort... “Cela vaut la peine d’appuyer sur pause pour le béton. Nous n'appelons pas à faire zéro béton, mais à arrêter la surconsommation. La Suisse est la plus grande consommatrice de béton par habitant au monde. Pourquoi ? Parce que nous sommes riches”, s’agace Cédric Gendre.

Lire aussi: notre dossier consacré aux orchidées

Le président de l’ASBBE rappelle que le béton, inventé dès l’Antiquité mais popularisé à nouveau au 19e siècle grâce à de nouvelles recettes de ciment - le liant hydraulique qui entre dans sa composition avec le sable et le gravier - a été utilisé massivement à la fin de la Seconde Guerre mondiale. «Car il fallait construire vite». Mais il existe aujourd’hui des alternatives pour bâtir autrement. L’architecte et historien Matthieu Jaccard, présent à cette réunion d’information à Morges, défend des matériaux alternatifs, comme la terre crue, la paille ou le bois pour remplacer le béton, au moins en partie, sur des chantiers. À Genève, plusieurs rénovations ou constructions d’immeubles en bois sont ainsi sorties des cartons ces dernières années. Le projet Wood in the Sky, achevé en 2012, a permis la surélévation d’un immeuble d’habitations avec un nouvel étage construit en bois.

Remplacer le béton par des matériaux alternatifs à large échelle ? Le canton n’est pas de cet avis. Le député Les Verts, Yannick Maury, avait interrogé le Conseil d’Etat vaudois, en décembre 2024, sur le coût environnemental de la gravière alors que le canton défend officiellement la recherche d'alternatives au béton, et l’a inscrit dans la loi cantonale suite à la votation de la contre-initiative “Sauvons le Mormont” en septembre 2025.Voici ce qu’avait alors répondu le Conseil d’Etat au député : “Le maintien d’un approvisionnement indigène en granulats du canton est nécessaire pour assurer son indépendance (...) Dans un canton économiquement et démographiquement dynamique, il sera encore nécessaire d’utiliser des matières primaires issues de carrières et gravières ; alors que le secteur de la construction vaudoise consomme environ 2.3 millions de m3 de granulats par an (…) Les potentiels de réduction de la consommation ou de substitution par d’autres matériaux ne permettent pas à ce jour de s’affranchir totalement de l’extraction de ressources naturelles.”

On est dans une filière ou certaines choses sont cachées.

Les opposants au tout-béton dénoncent aussi l'opacité de ce secteur, qui engrange des milliards de francs. L’architecte Matthieu Jaccard pointe du doigt les pratiques des cimentiers. «Le béton ne coûte rien à fabriquer et est vendu pas très cher, mais assez pour faire des bénéfices monumentaux. Il faut savoir qu’Orllati achète actuellement des forêts pour en extraire des roches qui seront broyées en graviers quand les gravières du canton seront épuisées. Il poursuit sa démonstration en s’arrêtant sur un autre aspect. On est dans une filière ou certaines choses sont cachées. Holcim a fusionné avec Lafarge, qui lors de la guerre civile en Syrie avait négocié en secret avec Daech pour continuer à faire son business dans le pays ».

Un tabou plane sur le village

Revenons au bois de Ballens. La mise à l’enquête de l’exploitation de la gravière doit s’ouvrir au début de l’année 2026. Les habitants de la commune auront alors un mois pour prendre connaissance du dossier et déposer une éventuelle opposition. L’Association pour la sauvegarde des bois de Ballens encourage les habitants à faire opposition au projet, une démarche recevable si la future gravière a un impact direct sur leur vie (passage quotidien de dizaines de camions sur les routes cantonales pour transporter les graviers extraits, niveau de décibels émis par les machines sur la carrière, pollution de sources d’eau potable…).

Mais dans le village, l’ASBBE a dû mal à convaincre une majorité d’habitants. “On n’a pas du tout un village avec nous. À Ballens, beaucoup sont pro-gravière. C’est tabou de se dire contre. Le projet a été ficelé et présenté sur une plaquette faite par le canton qui a minimisé les dégâts sur la nature. On a trouvé cette plaquette totalement insuffisante, mais beaucoup d’habitants n’y ont pas vu de problème”, confie Jenifer, une habitante de Ballens engagée dans l’association. “Ceux qui ont voulu discuter et débattre au village se sont fait laver”, complète Cédric Gendre, le coprésident de l’ASBBE.

Je ne sais pas si on aurait accepté ce projet sans la pression du canton...

Que pense-t-on de ces critiques du côté de la Municipalité de Ballens ? Pour en avoir le cœur net, nous sommes allés sur place rencontrer le syndic Christian Croisier. Dans une petite salle de réunion de l’administration municipale, il nous explique autour d’un café sa position peu confortable. “Je ne sais pas si on aurait accepté ce projet sans la pression du canton... C’est quand même un chantier de grande ampleur et très sensible avec l’aspect de la forêt qui doit disparaître. Ça fait peser une ambiance lourde au village et je comprends que les gens soient divisés. Lors de la mise à l’enquête, il y aura beaucoup d’oppositions puis des recours. Je pense qu’on va aller au tribunal fédéral, mais c’est normal tout le monde a le droit de se prononcer”.

Malgré ses hésitations, Christian Croisier défend tout de même l’exploitation de la gravière en mettant en avant pêle-mêle les dispositions environnementales strictes du canton, le fait que 40% des graviers extraits doivent être ensuite transportés en train, la renaturation des gravières une fois la ressource épuisée, et puis l’absence de gisement alternatif à Vaud. Paradoxe, alors qu’il met en avant le côté préservé du village de Ballens - “on a un petit village sans constructions énormes et on n’a plus la possibilité de construire” -, il ouvre la porte chez lui à l’un des plus grands producteurs de béton de la planète.

À Ballens, alors que le combat à venir ressemble à un remake de David contre Goliath, les membres de l’ASBBE s’attendent à une cristallisation des mécontentements autour de la gravière dans les prochains mois. Selon l’évolution du dossier, certains habitants disent qu’ils ne seraient pas surpris de voir des zadistes revenir dans la forêt sous peu.

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